dodis.ch/166
Le Ministre de Suisse en Chine, H. de Torrenté, au Chef du Service des Renseignements de l’Etat-Major Général, R. Frick1

Par une lettre en date du 14 octobre2 vous avez bien voulu me demander quelque avis sur les événements qui se déroulent en Extrême-Orient et dans quelle mesure ces événements pourraient constituer une menace pour la paix générale.

J’ai l’honneur de vous adresser les lignes qui suivent pour répondre au moins partiellement à vos questions. Elles n’ont ni la prétention d’épuiser le sujet ni de vous donner une vue d’ensemble du problème d’Extrême-Orient; elles tendent uniquement à vous signaler certains aspects de ce problème qui rentrent dans mon champ d’observation.

I. Généralités

L’on discerne souvent deux tendances nettement opposées dans les jugements formulés sur la situation politique de la Chine. Les uns considèrent la guerre civile, qui met aux prises nationalistes et communistes, comme une affaire purement chinoise, une sorte de soulèvement des seigneurs de la guerre contre le Gouvernement central ou plus simplement une lutte entre deux partis politiques; les autres estiment au contraire qu’il s’agit avant tout du choc de deux impérialismes sur territoire chinois.

Ces thèses extrêmes contiennent toutes deux une part de vérité, mais la réalité est à l’égale distance de l’une et de l’autre.

Il est en effet évident que la guerre civile est avant tout une affaire chinoise. La guerre civile est en Chine endémique; elle a sévi de tous temps. Il n’est que de songer, dans un passé encore récent, à la révolte des T’ai’pings. Ainsi le communisme de Yenan n’est pas sur le plan intellectuel et idéologique étroitement lié au communisme russe. Il s’oppose surtout à un autre parti politique, le Kuomintang, dont il rejette la prédominance de la dictature. Les communistes chinois ont un programme à eux et les buts sociaux qu’ils se proposent sont adaptés au goût chinois. En bref l’on peut supposer que le conflit actuel sous une forme ou sous une autre existerait même sans la collision en Extrême-Orient des intérêts de deux puissances étrangères. En revanche il est non moins incontestable que cette collision forme la toile de fonds sur laquelle se déroule la guerre civile. L’existence même de cette guerre au point d’impact de deux impérialismes a fait glisser peu à peu le conflit chinois du plan national sur le plan de la politique générale et lui confère une importance indéniable.

A l’heure actuelle il est certain que ni l’opinion publique américaine ni Moscou ne sont enclins à envisager une guerre. Certes l’on entend quelques fois du côté américain faire allusion à une guerre préventive. Mais cela n’est sans doute ni le point de vue du Gouvernement ni celui de la grande majorité du peuple américain.

II. L’URSS

La Russie ne semble guerre disposée à entrer en lice aussi longtemps qu’elle n’aura pas atteint un certain degré de préparation et réalisé certains objectifs. Deux de ces objectifs semblent bénéficier d’une nette priorité, dans le code d’urgence russe, sur le problème d’Extrême-Orient.

a) Le premier objectif doit être la création d’une zone de sécurité en Occident (Finlande, Pologne, Allemagne orientale, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie, Bulgarie et si possible création d’un Etat macédonien). Que servirait en effet de transformer la Sibérie orientale en une forteresse et d’avoir accès au Pacifique si la Russie d’Europe restait vulnérable sous la menace d’une nouvelle invasion?

b) Le second objectif se situe en Proche-Orient; il consiste à s’assurer l’accès à la mer (Méditerranée et Golfe Persique), suivant la politique traditionnelle de l’empire des Tsars.

c) L’Extrême-Orient et la question du Pacifique n’occuperaient donc à l’heure actuelle que la troisième place dans les préoccupations de Moscou. Cela s’explique également par les conditions favorables à l’URSS qui règnent dans cette région du globe.

L’URSS s’est depuis longtemps assurée la protection de ses frontières en arrachant à la Chine la Mongolie extérieure. En effet bien que l’accord sinorusse du 31 mai 1924 l’ait reconnu comme partie intégrale du territoire chinois, la Mongolie est en fait soviétisée depuis 1921, date à laquelle, transformée en «République du peuple de Mongolie», elle a conclu un traité d’union avec l’URSS. – Quant au Sinkiang, dont la population s’apparente au Turc, il dépend économiquement de la Russie, bien que la poignée de Chinois qui l’administrent, se réclament de Nankin.

De même le traité d’amitié et d’alliance que Moscou a imposé à la Chine, en vertu du droit du plus fort, le 14 août 1945, assure la prédominance des intérêts russes en Mandchourie par les accords concernant le chemin de fer de Changchun, la base navale de Port Arthur et Dairen.

Reste la pénétration soviétique en Chine propre. Pour cela il suffit que le désordre et la confusion règnent dans l’Empiredu Milieu. L’on peut dire sans exagération qu’en cette matière Moscou est servi à souhait. C’est pourquoi je n’accorde qu’un crédit limité aux bruits qui courent périodiquement sur une aide militaire active de l’URSS aux communistes. L’Ambassadeur des Etats-Unis3 lui-même m’a déclaré qu’il n’en avait aucune preuve. Certes l’armée russe a-t-elle en évacuant les provinces du Nord-Est abandonné à l’armée communiste le matériel de guerre enlevé aux Japonais. Mais une aide militaire active rendrait tôt ou tard inévitable un conflit avec l’Amérique. Puisque le désordre et la confusion dans ce monde qu’est la Chine constituent contre un adversaire éventuel une protection suffisante, il est superflu de se livrer à un jeu dangereux. Il suffit de veiller que ce désordre se perpétue. Sous cette forme la pénétration russe est évidente, ainsi qu’on a pu en juger à l’occasion des récentes manifestations anti-américaines qui se sont déroulés au début de ce mois dans plusieurs grandes villes de Chine.

Du même coup la discorde et l’anarchie favorisent les progrès du communisme. La corruption, la spéculation éhontée qui règnent dans le monde des affaires avec la complicité fréquente des milieux officiels, – que le Généralissime vient de stigmatiser si vigoureusement dans son message du jour de l’an –, la désorganisation économique et la misère sont les meilleurs fourriers du communisme et les meilleurs agents de la propagande soviétique.

En bref l’URSS a la partie belle et mène un jeu très simple et sans risque. La décomposition et le désordre croissent d’eux-mêmes sous son œil vigilant; il n’est que d’en accélérer le cours, ce qui n’est que trop aisé.

III. U. S. A.

Toute autre est la situation des Etats-Unis qui visent à jouer en Chine un rôle constructif, conforme à leurs intérêts, aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine économique.

Du point de vue politique, Washington a besoin d’une Chine forte et libre qui forme une digue contre l’expansion soviétique et communiste. Du même coup, une Chine organisée et alliée aux Etats-Unis constituerait avec le Japon une puissante tête de pont qui assurerait à l’Amérique la domination du Pacifique.

En matière économique l’Amérique se propose d’exploiter le marché chinois; elle recherche donc la pacification du pays, le rétablissement des voies de communications, le relèvement des industries, la stabilisation de la monnaie, l’augmentation du pouvoir d’achat des masses. En bref, comme l’a écrit un critique militaire, son intérêt est que «la Chine tienne sur ses jambes». Malheureusement elle n’a pas le choix des moyens.

Aux Etats-Unis même les opinions sont partagées sur les méthodes et sur l’attitude à adopter à l’égard de la Chine. Certains estiment que l’Amérique se doit d’assurer au Généralissime une aide sans réticence et sans éclipse sur le plan militaire comme sur le plan économique, en vue de l’écrasement des communistes et du rétablissement de l’ordre sous l’égide du Gouvernement de Nankin. Ils soulignent la contradiction de la politique américaine qui tout en reconnaissant la nécessité d’arrêter la propagation du communisme en Extrême-Orient, marchande avec parcimonie son appui au Généralissime. En effet tous les envois d’armes, de munitions et de matériel de guerre ont été suspendus au cours de ces derniers mois, et le crédit de 500 millions de dollars «earmarked» pour la Chine ne sera attribué à Nankin qu’une fois la paix restaurée.

Les partisans de l’intervention oublient qu’à Yalta l’URSS semble s’être engagée à ne pas chercher noise à Washington au sujet de la Chine que dans la mesure où l’intervention américaine ne débordera pas le cadre des moyens pacifiques. Cela explique la mission du Général Marshall et son obstination louable à remplir le rôle ingrat de médiateur.

D’autre part en appuyant sans réserve le Généralissime, Washington provoquerait de graves remous dans l’opinion publique internationale, au sein de l’ONU, et même dans l’opinion publique aux Etats-Unis où des voix autorisées, loin de se borner à critiquer la politique d’immixtion réclament à cor et à cri le retrait définitif des troupes américaines. De même les milieux industriels qui avaient fondé sur la Chine des espoirs immodérés et prématurés commencent aujourd’hui à déchanter et leur déception est à la mesure de ce que fut leur enthousiasme.

Tout cela explique la déclaration incolore du Président Truman le 18 décembre; la politique de Washington à l’égard de la Chine devient de plus en plus indécise et hésitante au fur et à mesure que croissent les difficultés. L’URSS ne peut que tirer profit de cette pusillanimité.

Au surplus ce qui est de nature à compliquer encore leurs tâches, les Américains sont en Chine moins populaires encore que les Européens, ce qui n’est pas peu dire. On l’a constaté une fois de plus à l’occasion des manifestations dont je viens de parler. Le premier des «trois principes de la démocratie» formulés par le Dr. Sun Yat Sen, fondateur de la République, a trait aux relations de la Chine avec l’étranger. Il tend à recouvrer les droits souverains perdus par les Mandchous au cours du siècle dernier, autrement dit à la suppression des concessions et des capitulations4. Ce but a été atteint au cours des années 1943 à 1946. Or les troupes américaines occupent encore des points stratégiques alors qu’elles auraient dû quitter la Chine sitôt terminé le rapatriement des Japonais. Cette situation paradoxale surprend le Chinois et éveille sa susceptibilité.

Enfin la présence des soldats américains en Chine fournit d’excellents slogans à la propagande communiste. Car si cette présence a la valeur d’un symbole en rappelant à l’URSS que l’Amérique n’entend pas que la Chine devienne un état fantoche, il n’en est pas moins vrai qu’elle constitue un sérieux appoint pour les nationalistes, en contrôlant des points névralgiques: Tientsin, la porte de la Chine du Nord; Chingwangtao, le Cardiff de la Chine, qui expédie le charbon des mines de Karping et Tangchan à Tientsin, Shanghai, Nankin; Tsingtao, la grande base maritime. Si les Etats-Unis sont obligés de montrer leur force pour sauvegarder leur prestige, l’URSS a l’inappréciable avantage de poursuivre ses intérêts et d’étendre son influence en opérant dans la coulisse par des moyens sournois et subreptices sans avoir à se démasquer jamais.

Les considérations qui précèdent m’amènent aux conclusions suivantes:

1. Le problème d’Extrême-Orient ne peut pas être à l’heure actuelle au tout premier plan des préoccupations de Moscou.

2. Le désordre et la confusion qui règnent en Chine constituent une sauvegarde suffisante pour l’URSS en Extrême-Orient. La Russie est à même de favoriser sans peine ni risque ce désordre, qui est en même temps le meilleur fourrier du communisme.

3. Les Etats-Unis sont gravement handicapés dans leur politique en faveur du Gouvernement nationaliste, par la crainte de complications internationales et par les courants divers qui se manifestent dans leur opinion publique. Leur politique fluctuante et indécise fortifie à maints égards la situation de l’URSS en Extrême-Orient.

4. Il est peu probable que la «World War III» éclate en Extrême-Orient. Toutefois le développement de la situation doit être suivi avec beaucoup d’attention. Ce ne serait pas la première fois que sans rechercher la guerre les parties se mettent en si fâcheuse posture qu’elles ne puissent en sortir que par la guerre.

1
Lettre (Copie): E 2300 Nanking /1.
2
Non retrouvée.
3
J. Leighton Stuart.
4
Sur la renonciation de la Suisse aux droits d’exterritorialité, cf. DDS, vol. 16, doc. 68, dodis.ch/164.