dodis.ch/1637
Notice interne du Département politique12

Je me permets de vous soumettre quelques réflexions sur la question si importante des avoirs français bloqués en Suisse:

J’ai fait récemment une notice à ce sujet à l’intention de la Commission des Affaires étrangères du Conseil national, dans laquelle je concluais à l’impossibilité, pour le moment, de procéder au déblocage de ces avoirs3. Cette prise de position était avant tout destinée à l’extérieur. Ce problème ne se trouve pas pour autant, à mon avis, résolu et je crois qu’il serait extrêmement nécessaire de procéder à un examen approfondi de cette question. De plus en plus, je constate l’importance de ce facteur dans nos rapports, tant économiques que politiques, avec la France.

Comme vous le savez, les circonstances qui avaient rendu nécessaire l’entrée en vigueur de l’arrêté du 6 juillet 19404 n’existent plus aujourd’hui. D’autre part, les engagements que nous avons pris dans l’accord Currie5 ont été pleinement respectés puisque nous avons maintenant une législation sur les biens spoliés6. Ces points sont naturellement connus des banquiers qui désirent ardemment la fin de ce blocage. Il est indéniable que le maintien de cette mesure entretient un profond malaise auprès de nos banques, il donne lieu à toutes sortes de pratiques malsaines. Depuis un certain temps, on voit s’ouvrir des bureaux qui dans leur réclame déclarent qu’ils sont en mesure d’obtenir n’importe quel déblocage.

D’un autre côté, nous sommes à la merci d’une nouvelle proposition française, le Gouvernement français, en effet, caresse certainement toujours l’espoir qu’il pourra, d’une façon ou d’une autre, une fois mettre la main sur les avoirs de ses nationaux déposés en Suisse. Récemment, M. Henry Laufenburger dans un article paru dans «La vie française» du 24 janvier dernier, intitulé «La Suisse peut-elle aider la France», a suggéré que les avoirs français en Suisse soient absorbés par un emprunt fédéral, dont le produit serait mis à la disposition de la France. D’après certaines indications que j’ai pu obtenir, ils s’agirait d’un ballon d’essai du Ministère des Finances; M. Laufenburger en aurait même parlé à MM. Nobs et Reinhardt lors de son dernier passage à Berne7. Or, nous nous sommes toujours placés au point de vue que nous procéderions à ce déblocage complètement et sans condition. Cette position doit être maintenue, à mon avis.

Prochainement, nous devons avoir des négociations avec la France au sujet de questions très importantes relatives aux nationalisations, dommages de guerre, etc.; ne risquons-nous pas de voir les délégués français nous dire qu’ils n’ont pas les moyens de nous verser des indemnités, à moins qu’ils puissent le faire avec les avoirs de leurs nationaux déposés en Suisse? Dans ce cas, ne serait-il pas préférable de procéder à la levée du blocage avant ces négociations? Certes, comme je l’ai déjà relevé dans ma notice à l’intention de la Commission des Affaires étrangères, les conséquences d’une telle décision seront considérables; il est presque certain que la France la considérerait comme un geste particulièrement inamical. Les futures négociations avec ce pays pourraient en pâtir. D’un autre côté cependant, nous serions à l’abri, à l’avenir, de toute discussion désagréable au sujet des avoirs français en Suisse, et dans leur ensemble les rapports franco-suisses se trouveraient assainis de notable façon.

En fait, cette question revêt donc un aspect surtout politique: sommesnous assez forts actuellement pour «crever cet abcès» tout en indisposant le Gouvernement français, ou est-il préférable d’attendre que la situation financière de la France s’améliore, en sorte que le problème des avoirs français en Suisse devienne moins brûlant?

Dans ces conditions, je me demande s’il ne serait pas indiqué de réunir prochainement une conférence à laquelle prendraient part les différentes instances intéressées à cette question. Je proposerais que cette conférence soit présidée par M. Petitpierre. Devraient y assister, outre vous-même, MM. Zehnder, Hotz, Reinhardt, la Direction Générale de la Banque Nationale et éventuellement MM. Böhi, Caflisch et Dunant. ***

Permettez-moi de vous soumettre encore une remarque d’ordre général. La répartition des compétences telle qu’elle existe actuellement, tant au sein de notre Département que dans l’Administration fédérale en général, fait que de très nombreux Services s’occupent, à un titre ou à un autre, d’un pays donné; très fréquemment, il y a des «chevauchements» de compétences qui finissent par amener inévitablement du désordre lorsque l’on considère l’ensemble des rapports avec un certain pays. Trop de Divisions différentes, par exemple, s’occupent de nos relations avec la France; il n’est pas rare de voir que sur certains sujets des instructions totalement opposées soient données à notre Légation à Paris.

Il me semble que nous devrions faire un effort pour sortir de cet état de choses, qui rend le travail très difficile pour les différents collaborateurs (qui ne se connaissent souvent même pas). L’institution d’un Secrétaire général du Département serait peut-être la meilleure formule. En l’état cependant, on pourrait prévoir la réunion d’une conférence (par exemple tous les mois ou tous les trois mois), à laquelle prendraient part les divers collaborateurs s’occupant d’un pays ou d’un groupe de pays, afin de faire le point. De telles réunions seraient en tous cas très nécessaires en ce qui concerne la France. Ne pourrions-nous pas faire un essai à l’occasion des prochaines négociations que nous nous proposons d’entamer avec ce pays?

1
Rédigée et signée par A. Hay, cette notice est destinée à R. Hohl.
2
(Copie): E 2001 (E) 1/322. Paraphe: LE.
3
Cf. DDS, vol. 16, doc. 110, dodis.ch/1639.
4
Cf. DDS, vol. 13, doc. 336, dodis.ch/47093.
5
Cf. DDS, vol. 15, doc. 391, dodis.ch/47995.
6
Cf. notamment le PVCF No 3137 du 10 décembre 1945, E 1004.1 1/464, sur les actions en revendication de biens enlevés dans les territoires occupés pendant la guerre.dodis.ch/1335. Cf. aussi E 2001 (E) 1967/113/442-443 et E 6100 (A) 24/2207.
7
A. Hay a dactylographié une remarque en bas du document: Peut-être vous serait-il possible d’apprendre quelque chose à ce propos lors d’une conversation avec M. Reinhardt?