L’Europe occidentale, ou plutôt les pays qui la forment seront placés devant ce dilemme, si l’URSS refuse de participer au relèvement économique de l’Europe:
ou bien, ces pays passeront outre: il y a une chance pour que l’Europe occidentale se relève de ses ruines – mais la division de l’Europe en deux blocs sera consommée, dont l’un soutenu par les USA et l’autre par l’URSS; cela ne changera pas grand chose à la situation actuelle. On peut émettre des doutes sur la cohésion du bloc occidental qui risque d’être miné par des 5e colonnes communistes puissantes (France, Italie, etc.)
ou bien, les pays d’Europe occident[ale]par crainte de l’URSS renonceront à utiliser l’offre qui leur est faite par les USA – et l’URSS continuera à exercer à leurs dépens sa politique destructive avec le danger que les USA se désintéressent d’eux.
L’intérêt de la Suisse est que le plan Marshall ait une suite, avec ou sans l’URSS.
Avec l’URSS, il y a le risque de sabotage par elle de tout ce qui pourrait être accompli dans le sens du plan Marshall.
Sans l’URSS, celle-ci sera naturellement hostile et verra dans le plan Marshall une menace contre elle.
Il n’y a aucun doute que la solution idéale serait que l’Europe pût se relever par ses propres forces, sans se mettre sous la dépendance de l’URSS ou des USA. Cette solution paraît exclue, parce que les pays de l’Europe orientale sont déjà subjugués par l’URSS qui ne relâchera pas son étreinte – et que ceux de l’Europe occidentale, sans l’Allemagne sont trop faibles, financièrement et économiquement.
Il ne me paraît guère douteux que le plan Marshall qui poursuit un but économique et dans un certain sens humanitaire, a aussi une portée politique et qu’il contrecarre les plans de l’URSS, dont le succès est lié à la persistance du chaos actuel (non-conclusion et non-ratification des traités de paix, maintien de l’occupation militaire, sont les moyens qui permettent à l’URSS d’imposer sa volonté dans plusieurs pays, d’y détruire la démocratie et de préparer le terrain pour le développement du communisme)2. Mais même en mettant les choses au pire, en considérant que les USA poursuivent une politique égoïste et d’hégémonie économique, que le plan Marshall tend simplement à assurer d’une part la domination des USA sur l’Europe, et d’autre part à former autour de l’URSS un barrage aussi solide que possible, on doit, me semble-t-il, arriver à la conclusion que cette politique est la seule qui puisse sauver l’Europe et la tirer de la situation désespérée dans laquelle elle se trouve et s’enfonce toujours davantage. D’un côté, l’aide matérielle des USA est indispensable au relèvement économique de l’Europe. De l’autre côté, si les USA se désintéressent de l’Europe, on ne voit pas ce qui s’opposerait aux desseins de l’URSS et ce qui empêcherait que se produise dans d’autres pays ce qui s’est passé et ce qui se passe en Hongrie, Roumanie, Pologne, etc. La Grèce, la Turquie, l’Iran, à quoi en seraient ces pays s’ils n’avaient l’appui, même intéressé, des USA? Même en reconnaissant qu’il peut y avoir un danger américain d’emprise économique sur l’Europe3, ce danger est incomparablement moindre que le danger soviétique et surtout le danger moral attaché à la persistance du chaos actuel (en réalité il s’agit d’un seul et même danger).
Quelle position la Suisse doit-elle prendre à l’égard du plan Marshall? Elle peut:
a) ne pas réagir spontanément;
b) déclarer, comme l’ont fait d’autres pays, – mais avec les réserves commandées par son statut de neutralité – qu’elle est prête à collaborer à l’élaboration puis à la réalisation de ce plan. Cette déclaration peut être faite soit immédiatement soit après que l’URSS ait pris position (elle serait alors subordonnée à l’acceptation par l’URSS de l’invitation qu’elle a reçue de MM. Bevin et Bidault4).
La solution sous lettre a) est évidemment la plus simple et peut-être la plus séduisante, en ce qu’elle consiste à laisser les autres agir et prendre les risques. Elle présente un inconvénient. Il est probable que si la proposition Marshall a une suite – avec ou sans l’URSS, la Suisse sera invitée à participer à l’élaboration et à la réalisation du plan de relèvement économique de l’Europe. Si l’URSS et ses Etats satellites s’abstiennent, il sera difficile à la Suisse d’éviter à ce moment-là un choix. N’est-il pas préférable que la Suisse affirme sa solidarité avec l’Europe et sa volonté de collaborer à son relèvement, à un moment où elle peut émettre le vœu (en lui donnant presque le caractère d’une condition) qu’aucun pays ne soit exclu ou ne s’exclut lui-même de l’entreprise. Nous n’aurons plus cette possibilité, le jour où l’URSS aurait pris une position négative.
Une abstention totale de la Suisse – soit maintenant soit au moment où elle serait invitée – exposerait notre pays à un grave danger d’isolement, auquel nous avons échappé jusqu’à présent. Le problème de notre neutralité ne s’est sans doute jamais présenté d’une manière aussi difficile. Invoquer la neutralité pour justifier une abstention serait probablement pratiquer une politique de suicide. Ce serait aussi donner à la neutralité un sens qui se retournerait contre elle et contre notre pays, puisqu’elle impliquerait un refus d’admettre notre solidarité avec l’Europe, et de participer à son relèvement. Notre situation aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était dans le jeu des alliances entre Etats européens, entre lesquels existait, malgré la différence des régimes, une communauté de civilisation. Actuellement, nous avons d’un côté l’URSS et les Etats satellites (la plupart malgré eux) qui sont les adversaires de notre régime de démocratie et de liberté, de l’autre les USA qui sont – je crois qu’il faut avoir le courage de le reconnaître – la dernière chance de l’Europe et sans l’aide desquels l’Europe est incapable de se défendre contre le totalitarisme soviétique et de se relever économiquement.
Si nous faisions [la notice manuscrite est inachevée] 5