dodis.ch/1694
Notice du Chef du Département politique, M. Petitpierre1

PLAN MARSHALL

L’Europe occidentale, ou plutôt les pays qui la forment seront placés devant ce dilemme, si l’URSS refuse de participer au relèvement économique de l’Europe:

ou bien, ces pays passeront outre: il y a une chance pour que l’Europe occidentale se relève de ses ruines – mais la division de l’Europe en deux blocs sera consommée, dont l’un soutenu par les USA et l’autre par l’URSS; cela ne changera pas grand chose à la situation actuelle. On peut émettre des doutes sur la cohésion du bloc occidental qui risque d’être miné par des 5e colonnes communistes puissantes (France, Italie, etc.)

ou bien, les pays d’Europe occident[ale]par crainte de l’URSS renonceront à utiliser l’offre qui leur est faite par les USA – et l’URSS continuera à exercer à leurs dépens sa politique destructive avec le danger que les USA se désintéressent d’eux.

L’intérêt de la Suisse est que le plan Marshall ait une suite, avec ou sans l’URSS.

Avec l’URSS, il y a le risque de sabotage par elle de tout ce qui pourrait être accompli dans le sens du plan Marshall.

Sans l’URSS, celle-ci sera naturellement hostile et verra dans le plan Marshall une menace contre elle.

Il n’y a aucun doute que la solution idéale serait que l’Europe pût se relever par ses propres forces, sans se mettre sous la dépendance de l’URSS ou des USA. Cette solution paraît exclue, parce que les pays de l’Europe orientale sont déjà subjugués par l’URSS qui ne relâchera pas son étreinte – et que ceux de l’Europe occidentale, sans l’Allemagne sont trop faibles, financièrement et économiquement.

Il ne me paraît guère douteux que le plan Marshall qui poursuit un but économique et dans un certain sens humanitaire, a aussi une portée politique et qu’il contrecarre les plans de l’URSS, dont le succès est lié à la persistance du chaos actuel (non-conclusion et non-ratification des traités de paix, maintien de l’occupation militaire, sont les moyens qui permettent à l’URSS d’imposer sa volonté dans plusieurs pays, d’y détruire la démocratie et de préparer le terrain pour le développement du communisme)2. Mais même en mettant les choses au pire, en considérant que les USA poursuivent une politique égoïste et d’hégémonie économique, que le plan Marshall tend simplement à assurer d’une part la domination des USA sur l’Europe, et d’autre part à former autour de l’URSS un barrage aussi solide que possible, on doit, me semble-t-il, arriver à la conclusion que cette politique est la seule qui puisse sauver l’Europe et la tirer de la situation désespérée dans laquelle elle se trouve et s’enfonce toujours davantage. D’un côté, l’aide matérielle des USA est indispensable au relèvement économique de l’Europe. De l’autre côté, si les USA se désintéressent de l’Europe, on ne voit pas ce qui s’opposerait aux desseins de l’URSS et ce qui empêcherait que se produise dans d’autres pays ce qui s’est passé et ce qui se passe en Hongrie, Roumanie, Pologne, etc. La Grèce, la Turquie, l’Iran, à quoi en seraient ces pays s’ils n’avaient l’appui, même intéressé, des USA? Même en reconnaissant qu’il peut y avoir un danger américain d’emprise économique sur l’Europe3, ce danger est incomparablement moindre que le danger soviétique et surtout le danger moral attaché à la persistance du chaos actuel (en réalité il s’agit d’un seul et même danger).

Quelle position la Suisse doit-elle prendre à l’égard du plan Marshall? Elle peut:

a) ne pas réagir spontanément;

b) déclarer, comme l’ont fait d’autres pays, – mais avec les réserves commandées par son statut de neutralité – qu’elle est prête à collaborer à l’élaboration puis à la réalisation de ce plan. Cette déclaration peut être faite soit immédiatement soit après que l’URSS ait pris position (elle serait alors subordonnée à l’acceptation par l’URSS de l’invitation qu’elle a reçue de MM. Bevin et Bidault4).

La solution sous lettre a) est évidemment la plus simple et peut-être la plus séduisante, en ce qu’elle consiste à laisser les autres agir et prendre les risques. Elle présente un inconvénient. Il est probable que si la proposition Marshall a une suite – avec ou sans l’URSS, la Suisse sera invitée à participer à l’élaboration et à la réalisation du plan de relèvement économique de l’Europe. Si l’URSS et ses Etats satellites s’abstiennent, il sera difficile à la Suisse d’éviter à ce moment-là un choix. N’est-il pas préférable que la Suisse affirme sa solidarité avec l’Europe et sa volonté de collaborer à son relèvement, à un moment où elle peut émettre le vœu (en lui donnant presque le caractère d’une condition) qu’aucun pays ne soit exclu ou ne s’exclut lui-même de l’entreprise. Nous n’aurons plus cette possibilité, le jour où l’URSS aurait pris une position négative.

Une abstention totale de la Suisse – soit maintenant soit au moment où elle serait invitée – exposerait notre pays à un grave danger d’isolement, auquel nous avons échappé jusqu’à présent. Le problème de notre neutralité ne s’est sans doute jamais présenté d’une manière aussi difficile. Invoquer la neutralité pour justifier une abstention serait probablement pratiquer une politique de suicide. Ce serait aussi donner à la neutralité un sens qui se retournerait contre elle et contre notre pays, puisqu’elle impliquerait un refus d’admettre notre solidarité avec l’Europe, et de participer à son relèvement. Notre situation aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était dans le jeu des alliances entre Etats européens, entre lesquels existait, malgré la différence des régimes, une communauté de civilisation. Actuellement, nous avons d’un côté l’URSS et les Etats satellites (la plupart malgré eux) qui sont les adversaires de notre régime de démocratie et de liberté, de l’autre les USA qui sont – je crois qu’il faut avoir le courage de le reconnaître – la dernière chance de l’Europe et sans l’aide desquels l’Europe est incapable de se défendre contre le totalitarisme soviétique et de se relever économiquement.

Si nous faisions [la notice manuscrite est inachevée] 5

1
E 2800(-)1990/106/10. Il s’agit d’une notice manuscrite de M. Petitpierre lequel, à la suite du discours prononcé le 5 juin 1947 par G. Marshall, avait adressé le 19 juin un télégramme aux Ministres de Suisse à Londres, Paris, Washington et Moscou: Veuillez me faire savoir aussi rapidement que possible si prise de position spontanée du Conseil fédéral dans le sens que Suisse prête à s’associer à réalisation du plan Marshall pour relèvement économique Europe vous paraîtrait justifiée et dans quelle forme éventuelle devrait être faite. Désire éviter qu’elle soit interprétée comme acte de complaisance envers Amérique mais puisse être considérée comme marquant notre volonté collaboration objective dans cadre entente européenne n’excluant aucun pays. Envisage que serait dangereux de demeurer toujours à l’écart, mais qu’il m’est difficile apprécier si opportun intervenir à cette occasion. Faudra quoi qu’il en soit attendre résultat, invitation Bevin- Bidault à Molotov. Votre avis personnel me sera précieux. Cf. E 2800(-)1990/106/10 (dodis.ch/2331). Pour les réponses de P. Ruegger, C. J. Burckhardt, K. Bruggmann et H. Flückiger, cf. E 2001(E)-/1/218.Sur l’attitude de M. Petitpierre face aux Etats-Unis d’Amérique, cf. aussi sa notice sur son entretien du 18 juin 1947 avec F. Somary, E 2800(-)1967/60/6 (dodis.ch/2332). Cf. aussi la notice de M. Petitpierre sur son entretien du 6 juillet 1947 avec le Ministre de l’URSS à Berne, E 2800(-)1990/106/19.
2
Pour l’importance politique qu’ont attachée les Etats-Unis au Plan Marshall, cf. notamment les rapports politiques de K. Bruggmann à M. Petitpierre du 31 octobre 1947, E 2300Washington/49 (dodis.ch/2236), et du 5 décembre 1947, ibid. (dodis.ch/2237).
3
Cf. notamment le rapport politique de K. Bruggmann du 18 avril 1947 sur la «doctrine Truman» et l’opposition de H. Wallace à cette aide à l’Europe, E 2300Washington/49 (dodis.ch/2333).
4
Le 18 juin, les chefs des diplomaties britannique et française ont invité leur homologue soviétique à une rencontre qui aura lieu à Paris dès le 27 juin et qui aboutira à un échec le 2 juillet.
5
Sur l’attitude suisse, cf. le Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant la ratification de la Convention de coopération économique européenne signée à Paris le 16 avril 1948 (du 20 août 1948), FF, 1948, vol. 100, II, pp. 1113-1157, notamment le communiqué publié par le CF après sa séance du 27 juin 1947 et la réponse (positive mais conditionnelle) du 9 juillet à l’invitation franco-britannique. Cf. E 2001(E)-/1/218 (dodis.ch/2334). Sur la discussion au sein du CF lors de sa séance du 8 juillet, cf. les notes manuscrites de M. Petitpierre, E 2800(-)1990/106/10.Pour la notice de H. Vischer du 7 juillet 1947, Bemerkungen zum wirtschaftlichen Aspekt des Marshall-Planes, soweit er die Schweiz berührt, cf. E 2001(E)-/1/296 et la lettre de M. Petitpierre aux Présidents des Commissions des Affaires étrangères du CN et du CE, K. Renold et M. Troillet, E 2800(-)1967/60/5.La Conférence chargée d’organiser la coopération économique européenne s’ouvre à Paris le 12 juillet. Sur l’attitude suisse, cf. notamment le Bulletin concernant les principaux événements survenus entre le 1er et le 15 juillet 1947 rédigé à l’intention des diplomates suisses par la Division des Affaires politiques du DPF: […]Ces quelques propos tendent à démontrer le caractère nettement politique de l’attitude américaine qui, sous une forme nouvelle, poursuit des buts constants: arrêter l’emprise communiste en Europe, s’opposer par tous les moyens à une aggravation de la situation économique, de la misère, du chaos, qui sévissent presque partout et où la Russie trouve son profit. L’acceptation par la Suisse de participer en principe à cette action ne pouvait être éludée. Pays européen par excellence, épargnée par la guerre, la Suisse se devait de coopérer au relèvement de ses voisins immédiats, à condition toutefois que les décisions du Conseil de coordination, créé à Paris, ne soient pas en contradiction avec les principes constants de sa neutralité. Elle a fait des réserves et ne participera à cette action que si les principes essentiels de sa politique sont respectés. Il conviendra de voir si, dans la pratique, elle pourra accepter sans faillir à ses obligations les tâches assignées aux Etats membres de la nouvelle organisation. Son économie non touchée par la guerre, sa position géographique, son système bancaire, seraient autant d’appoints en faveur d’une participation suisse efficace au système que l’on envisage. L’acceptation suisse revêt donc un caractère particulièrement important aussi bien du point de vue européen que du point de vue national. Mais il ne faut pas se dissimuler que cette importance est plus grande pour les autres pays que pour la Suisse et qu’il appartiendra à celle-ci d’adapter sa collaboration aux besoins des autres Etats dans la limite de son indépendance et des principes de sa neutralité active. Cf. E 2800(-)1990/106/10 (dodis.ch/2335).