dodis.ch/1701
Le Chargé d’Affaires a. i. de Suisse à Lisbonne, A. Soldati, à la Division du Contentieux, des Affaires financières et Communications du Département politique1

C’est avec un vif intérêt que j’ai pris connaissance de votre office du 6 août2 relatif au problème des paiements entre la Suisse et le Portugal, ainsi que de son annexe.

Je comprends parfaitement les motifs qui incitent les instances compétentes à faire taire les hésitations qu’elles éprouvent à ordonner toute nouvelle suppression de la liberté des paiements. Je me demande toutefois si des raisons impérieuses recommandent à l’heure actuelle de restreindre cette liberté dans un des secteurs peu nombreux où elle est encore susceptible de subsister. L’exportation suisse vers le Portugal, minime avant la guerre, a pris un très bel essor pendant le conflit mondial, stimulée notamment par les deux expositions de Lisbonne en 1943 et de Porto en 1945. A l’heure actuelle, cette exportation se maintient et elle est même augmentée par d’importantes commandes dans la branche métallurgique et des grands travaux. Je ne citerai pour mémoire qu’une commande de l’ordre de 13 millions de francs suisses passée par la Compagnie Portugaise des chemins de fer à la Fabrique de wagons Schindler à Pratteln, ainsi que les accords intervenus récemment entre la maison Conrad Zschokke à Genève et un entrepreneur local pour construire au Rio Zêzere ce que les Portugais aiment à appeler le plus grand barrage de l’Europe. Le programme de développement de l’équipement technique et de l’industrialisation de ce pays, les difficultés dans lesquelles se trouve actuellement l’Angleterre, fournisseur attitré et traditionnel de la Lusitanie pour les machines et les outils, donnent à notre exportation une belle chance sur ce marché qu’on avait négligé jusqu’à il y a quelques années.

Un accord de paiement qui voudrait ramener nos exportations vers le Portugal au niveau de nos importations de ce pays couperait net l’élan enregistré présentement et le ramènerait à des proportions minimes. Cette Légation ne pourrait que le regretter au moment où, pour la première fois, l’industrie suisse s’affirme au Portugal.

Alors que nos exportations ont tendance à augmenter, nos importations du Portugal diminuent, les maisons suisses pouvant, la guerre finie, s’approvisionner sur d’autres marchés européens ou extra-européens à des prix plus intéressants. C’est donc là un premier argument contre un accord de paiement éventuel.

Ainsi que je l’ai relevé dans ma lettre du 9 août à la Division du Commerce, dont vous avez bien voulu prendre connaissance par copie3, la Légation n’a été saisie depuis fin 1946 d’aucune plainte d’exportateurs suisses qui auraient eu de la peine à transférer leurs escudos. L’horlogerie, le tourisme et les affaires d’assurance mis à part, les transferts du Portugal en Suisse de nature commerciale s’effectuent sans aucune difficulté.

Dans la situation actuelle de la Banque du Portugal qui a quelque peine à équilibrer sa balance commerciale déficitaire avec la Suisse, il est assez compréhensible qu’elle renvoie les catégories sus-mentionnées au cours libre. Tout le monde peut en effet se rendre acquéreur de francs suisses sur la place de Lisbonne au cours dit libre de Esc. 6.60 pour Fr.s. 1.–, le taux officiel étant de Esc. 5.84 pour Fr.s. 1.–.

Le moment viendra peut-être où un accord de paiement entre la Suisse et le Portugal, deux pays restés fidèles au principe de la liberté des échanges commerciaux, s’avérera nécessaire. A moins que les mouvements d’or de la Banque du Portugal vers la Banque Nationale ne suscitent à la longue des inconvénients majeurs, j’estime personnellement qu’il sera toujours assez tôt pour aboutir à un accord de paiement que, à mon avis, seules des plaintes actuellement inexistantes d’exportateurs suisses n’arrivant pas à transférer leurs escudos sauraient justifier.

A ce sujet, je voudrais signaler que les disponibilités de la Banque du Portugal en or sont fort importantes et qu’elles l’étaient déjà avant les remises de lingots qu’a pu effectuer la Reichsbank pendant la guerre4. Etant donné les grosses réserves d’or que le Président Salazar a su accumuler depuis le début de sa gestion en 1928, sur lesquelles les versements de l’Allemagne n’ont pu avoir qu’une faible répercussion, il y a lieu de se demander s’il faut vraiment se faire trop de scrupules sur la provenance des lingots remis à notre institut d’émission par l’institut d’émission portugais.

Il est exact par ailleurs, comme vous l’avez relevé, qu’alors que les Alliés ont conclu des accords sur les capitaux allemands avec la Suisse5, la Suède et l’Espagne6, les négociations initiées à Lisbonne entre une délégation alliée et une délégation portugaise le 1er octobre 1946 n’ont pas encore abouti à l’heure actuelle. Les Portugais poursuivent une tactique dilatoire qui, jusqu’à présent, leur a permis d’éluder les principales revendications alliées. Il faut bien dire que leurs adversaires ne doivent pas être très intéressés à la question pour qu’ils permettent au Portugal de traîner ainsi les choses en longueur.

Quant à la balance des paiements du Portugal en général, elle est caractérisée par les faits suivants:

Le Portugal dispose d’un crédit de 80 millions de livres sterling en Angleterre7, qui contient une clause or qui n’est pas mise en pratique. Ce crédit est pratiquement gelé. Le commerce luso-britannique se fait sur la base d’un accord particulier établissant que, cette somme mise à part, les deux instituts d’émission s’ouvrent réciproquement un crédit en compte-courant de 5 millions de livres sterling pour le trafic des marchandises.

En réalité, ces derniers temps, d’après certaines rumeurs, la situation financière du Portugal aurait causé quelque inquiétude à ses gouvernants. La raison en serait dans la crise de la livre sterling, dans la non-convertibilité de celle-ci, dans les achats massifs d’objets de luxe notamment d’automobiles, aux Etats-Unis, et dans le fait que des tierces puissances essayeraient d’obtenir sur le marché portugais les dollars qu’elles ne peuvent plus se procurer à Londres. Selon certaines informations que j’ai pu puiser à bonne source, le Gouvernement penserait obvier à l’hémorragie actuelle de dollars. Le Ministre de l’Economie aurait opté pour l’établissement d’un contrôle des changes, alors que le Ministre des Finances aurait préféré des restrictions aux importations notamment en provenance des Etats-Unis. Pour finir, c’est le Ministre des Finances qui aurait obtenu gain de cause et, si ces renseignements sont exacts, il faudrait s’attendre à un certain contingentement des importations de la part de la Banque du Portugal, spécialement pour les articles de luxe d’origine américaine.

Je ne voulais pas manquer de compléter dans le sens indiqué ci-dessus vos informations sur la situation de la balance portugaise des paiements, et j’attends avec intérêt l’opinion des différents services intéressés au sujet de la politique à suivre dans ce domaine avec le Portugal.

1
Lettre: E 2001(E)-/1/325.
2
Dans cette lettre, la Division du Contentieux écrivait notamment: Bien que nous eussions préféré maintenir la liberté des paiements actuelle, nous avons cru devoir souscrire à une réglementation secondant le Banco do Portugal dans la récupération des francs suisses résultant des exportations portugaises: nous estimons en effet que le Banco do Portugal devrait remettre des francs suisses au cours officiel pour tout paiement légitime en Suisse; en outre, nous désirons éviter de nouvelles reprises d’or à la Banque nationale suisse tant que les négociations entre les autorités portugaises et alliées au sujet de la provenance de certaines quantités d’or que détient le Banco do Portugal n’ont pas été menées à chef; cf. E 2001(E)-/1/325.
3
Non reproduit.
4
Cf. DDS, vol. 14, doc. 229, dodis.ch/47415 et annexe II, et vol. 15, notamment No 446.
5
Cf. DDS, vol. 16, table méthodique: Relations financières générales.
6
Cf. le rapport politique d’E. Broye à M. Petitpierre, du 11 mai 1948, E 2300Madrid/16 (dodis.ch/6000).
7
Cf. à ce propos le rapport politique de M. Jäger, au DPF, du 4 mars 1947: La Grande-Bretagne, qui doit au Portugal 80 millions de livres sterling pour des livraisons effectuées pendant la guerre, n’a aucune raison de mécontentement à l’endroit d’une situation qui assure toute l’efficacité et l’ordre désirables à l’administration de sa vieille alliée et des colonies de celle-ci. Comme le disait récemment un diplomate américain, les Etats-Unis d’Amérique n’aiment pas les dictatures qui constituent une menace pour eux, mais ils n’ont aucun préjugé envers un régime autoritaire qui ne leur crée pas d’ennuis. La politique extérieure américaine n’a pas de base idéologique. La République étoilée a au Portugal surtout des intérêts stratégiques. Elle est arrivée à un accord satisfaisant au sujet des aéroports des Açores et n’a donc, elle non plus, aucune raison de souhaiter un changement de régime; cf. E 2300Lissabon/9.