dodis.ch/11261
Le Chef du Département politique, M. Petitpierre, au Ministre de Suisse à Washington, H. de Torrenté1

Après la conclusion de l’accord bilatéral américano-suisse, qui institue une collaboration entre les deux pays dans le domaine de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique3, je tiens à vous exprimer ma reconnaissance des efforts que vous-même et vos collaborateurs avez déployés au cours de négociations longues et difficiles.

Cet accord est d’un intérêt capital pour l’économie suisse. Nos industriels et nos savants ne pourraient développer leurs recherches et l’application industrielle de l’énergie atomique sans la matière première enrichie en uranium 235 qui ne peut être obtenue à l’heure actuelle qu’aux Etats-Unis. Les autres pays, à l’exception de l’URSS et la Grande-Bretagne, ne disposent pas encore d’installations de séparation isotopique; la production britannique n’est pas suffisante pour permettre l’exportation et l’URSS ne peut, pour des raisons évidentes, devenir le fournisseur de la Suisse4. Nous sommes par conséquent obligés de nous approvisionner aux Etats-Unis. De plus, les renseignements confidentiels que nous aurons la possibilité d’obtenir seront très précieux pour notre industrie, vu l’avance technique des Etats-Unis dans ce domaine. Nos milieux industriels étaient unanimes: l’accord proposé nous épargnerait plusieurs années de recherches autonomes; il était le seul moyen de rattraper un peu notre retard dans ce domaine, condition indispensable pour que notre industrie, celle des équipements électriques surtout, puisse maintenir sa position concurrentielle sur le marché international sur lequel elle doit écouler presque 80% de sa production.

Ces raisons vous indiquent pourquoi le Conseil fédéral a estimé qu’il fallait aboutir à un accord le plus rapidement possible, à condition évidemment qu’une solution puisse être trouvée qui ne porte pas atteinte à notre ordre public ou à notre neutralité5. C’est pourquoi il a envoyé au début de mai une délégation à Washington6, pour chercher à obtenir une amélioration des dispositions qui nous étaient proposées et pour accélérer les négociations.

Les obligations que l’accord impose au gouvernement suisse ont dû être examinées sous l’aspect de notre souveraineté aussi bien que sous celui de notre politique de neutralité.

Comme vous le savez, les dispositions concernant les contrôles, notamment le droit d’inspection, nous ont causé dès le début les plus grandes préoccupations7. La mission de M. Zipfel avait été d’exposer aux autorités américaines notre point de vue à ce sujet8. Nous aurions préféré que les inspections fussent confiées entièrement à des fonctionnaires suisses. Nous avons cependant dû admettre que le caractère spécial des matières fissiles justifiait un contrôle international. Du point de vue de notre politique de neutralité, nous aurions préféré alors une inspection exercée par des personnalités neutres désignées d’un commun accord9. Les autorités américaines ont déclaré à M. Zipfel que la loi américaine exigeait10 un contrôle exercé par des fonctionnaires américains et ont refusé catégoriquement d’envisager de confier cette fonction à des personnes tierces. Devant ces exigences, nous nous sommes décidés à faire accepter par les Américains des contrôles mixtes, une formule à laquelle le Conseil fédéral avait donné son approbation11 de principe, en considérant qu’un certain précédent pouvait être trouvé dans les commissions mixtes du domaine commercial et tarifaire et que le Code pénal suisse, dans son article 27112, n’exclut pas l’octroi d’une autorisation à des fonctionnaires étrangers pour entreprendre certains actes bien définis sur notre territoire (par exemple des fonctions de police dans les gares frontières, etc.). De plus, le Conseil fédéral était conscient qu’il s’agissait d’une situation unique et nouvelle et que nous aurions la possibilité de limiter l’étendue de ces inspections au fur et à mesure que nous limiterions nos achats d’uranium.

La proposition que les Américains nous ont finalement soumise, loin d’être conforme à nos vues, tenait cependant compte de certaines conditions minima: – l’agrément préalable des fonctionnaires américains; – le principe que l’activité exercée sur territoire suisse doit se faire en tout temps en présence de fonctionnaires suisses; – la possibilité de substituer un régime international, à une date ultérieure,

à ces contrôles bilatéraux13.

Cette dernière condition est particulièrement importante pour nous, puisqu’elle donne à ces contrôles le caractère d’un régime transitoire. Si le Conseil fédéral s’est finalement rallié à la proposition américaine, il l’a fait dans l’idée qu’une amélioration ne pourrait être obtenue en temps utile, c’està-dire avant le dernier délai de soumission de l’accord au Congrès américain pour examen au cours de sa présente session.

Malgré le malentendu qui s’est apparemment produit à un certain moment entre votre Légation et M. Zipfel, je crois pouvoir conclure que cette hypothèse correspondait bien aux faits.

Votre télégramme du 2 juin14 m’informait que la Commission15 continuait à étudier la possibilité d’inclure les mots «joint commission» dans l’article XII16. Cependant, aux termes de votre télégramme du 31 mai17, l’article sur les contrôles était déjà formellement approuvé par les membres de la Commission et, selon votre câble du 9 juin18, les fonctionnaires américains estimaient impossible la signature de l’accord dans le délai nécessaire si nous ne renoncions pas à toute modification de l’article XII.J’en avais conclu, en l’absence d’une appréciation différente de la situation de votre part, qu’il était exclu d’obtenir en temps utile une amélioration du texte, qui n’aurait pu être, de toute façon, que purement formelle. Votre télégramme du 12 juin19 qui, pour la première fois, parlait de démarches entreprises personnellement par vous, m’avait fait un instant croire que vous escomptiez néanmoins une amélioration substantielle20. Vos communications suivantes et les indications que la Légation nous a données par téléphone21 ont toutefois confirmé par la suite l’exactitude de notre appréciation de la situation. Je n’aurais en effet pas compris que vous interrompiez des démarches qui paraissaient avoir des chances de succès. Le malentendu est donc dissipé et je constate avec satisfaction qu’il n’y a en fait jamais eu de divergences de vues entre nous.

Quant à l’article XIII22, sa rédaction unilatérale m’avait dès le début causé des préoccupations graves du point de vue de notre politique de neutralité. Nous n’avons pas continué à insister sur ce point dans tous nos télégrammes, car nous attendions la contre-proposition américaine que vous nous aviez annoncée dans votre câble du 8 juin23 notamment24. A vrai dire, nous n’envisagions pas de difficultés particulières sur ce point qui avait déjà été exposé par notre délégation aux autorités américaines à Washington, puisqu’on ne pouvait guère s’attendre que les Américains, dans un accord énonçant à plusieurs reprises le but purement pacifique de la coopération prévue, puissent insister sur la possibilité d’utiliser à des fins militaires les renseignements ou les équipements reçus de la Suisse dans le cadre de cet accord. Notre réaction fut d’autant plus vive lorsque le téléphone de votre Légation nous donna connaissance le 12 juin25 d’une proposition américaine qui, plus encore que les précédentes, mettait en évidence le manque de réciprocité dans ce domaine26. Je tiens à vous féliciter du succès que vous avez remporté27 sur la base des instructions que je vous ai données à ce sujet28. Je suis personnellement convaincu que, si nous avions accepté la formule unilatérale, cet article, quoique d’une portée hautement hypothétique, aurait suscité, au sein des Chambres, une opposition plus vive et plus fondée que celle à laquelle on peut s’attendre à l’égard de l’article sur les contrôles29.

Vous constaterez à la lecture de la proposition au Conseil fédéral30 que je joins à mes lignes que j’avais annoncé la poursuite des négociations sur l’article XIII sans cependant en faire une condition sine qua non à la signature de l’accord31. Cette proposition a été présentée avant que j’aie eu connaissance du texte américain du 12 juin32. Elle était uniquement destinée à nous couvrir dans le cas où la réciprocité obtenue n’aurait pas été absolument complète dans le domaine des matières premières, ce que nous n’avons effectivement pu obtenir en fin de compte33. Je me plais cependant à espérer que vous réussirez à faire admettre par l’Amiral Strauss qu’il y ait un échange de lettres qui nous donnerait encore une certaine satisfaction dans le domaine des matières fissiles34.

J’ai tenu à vous renseigner en détail sur la position que nous avions prise puisque vous avez bien voulu nous faire part de votre côté des considérations qui vous préoccupaient35. Je crois que nous pouvons être satisfaits du résultat qui a été atteint36. J’en ai donné connaissance à la presse et la réaction a été en général très favorable. Pour votre information complète, je joins également le texte qui avait été préparé par M. Jolles37 et que j’ai fait distribuer aux journalistes à l’issue de ma conférence38.

1
Lettre: E 2200.36(-)1970/72/30.
2
Note en marge de S. F. Campiche: M. le Ministre, 1 photocopie reste dans le dossier atomique, 26.7. Ca
3
Sur la question de la collaboration avec les Etats-Unis dans le domaine de l’énergie atomique, cf. DDS, vol. 19, doc. 145, dodis.ch/9196(dodis.ch/9196). Cf. aussi le message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale du 31 juillet 1956, cf. FF, 1956, vol. 108, II, pp. 125–163 et l’Accord de coopération entre le Gouvernement suisse et le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique pour l’utilisation pacifique de l’énergie atomique, cf. RO, 1957, pp. 242–255, (dodis.ch/10510).
4
Cf. la lettre de M. Petitpierre à H. de Torrenté du 2 juillet 1956, E 2003(A)1970/115/103.
5
Note en marge: contre indication flagrante avec proposition au CF du 7 juin.
6
Les membres de la délégation, qui a séjourné du 6 au 13 mai 1956 à Washington, sont O. Zipfel, P. Jolles et W. Boveri (qui n’est arrivé que le 8 mai 1956), cf. Bericht über Verhandlungen mit der Atomic Energy Commission du 18 mai 1956, E 2003(A)1970/115/ 103.
7
Sur la question du droit d’inspection et du contrôle, cf. E 2200.36(-)1970/72/30 et E 2003(A)1970/115/103 et sur les discussions au Conseil fédéral concernant ces questions cf. E 2800(-)1990/106/14 et la note au Conseil fédéral sur la conclusion d’un accord de coopération avec les Etats-Unis d’Amérique pour l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques, du 11 avril 1956, E 1003(-)1970/344/1 (dodis.ch/11233).
8
Note en marge: Télégramme 20 avril.
9
Note en marge: C’est la Légation qui l’a suggérée.
10
Note en marge: C’est inexact.
11
Note en marge: 4 voix contre 3.
12
Cf. RS, vol. 3, p. 262.
13
Note en marge: ou bien OECE, ou Agence.
14
Cf. le télégramme No 142 de la Légation à Washington au DPF du 2 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
15
Il s’agit de la Commission de l’énergie atomique des Etats-Unis (US Atomic Energy Commission).
16
L’article XII définit les prescriptions de sécurité. Le Gouvernement des Etats-Unis se réserve entre autres le droit de contrôle de l’emploi des matières fournies et le droit de désigner une commission, accompagnée par des personnes désignées par le Gouvernement suisse, qui aura accès en Suisse à tout lieu et à toute information. Le droit d’envoyer des inspecteurs américains pour des contrôles en Suisse a été un des objets de discussion entre les deux gouvernements. Cf. aussi la notice de P. R. Jolles à M. Petitpierre du 26 juillet 1956, E 2800(-)1967/61/52.
17
Cf. le télégramme No 135 de la Légation à Washington au DPF du 31 mai 1956, E 2003(A)1970/115/103.
18
Cf. le télégramme No 152 de la Légation à Washington au DPF du 9 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
19
Cf. le télégramme No 159 de la Légation à Washington au DPF du 12 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
20
Note en marge: exact.
21
Cf. la notice de P. Jolles du 18 juin 1956, E 2800(-)1967/61/52.
22
L’article XIII fixe les garanties entre les deux gouvernements. Le Gouvernement suisse a fait valoir la réciprocité des garanties.
23
Cf. le télégramme No 151 de la Légation à Washington au DPF du 8 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
24
Note en marge: et la proposition du 7 juin.
25
Cf. la conversation téléphonique entre P. Jolles et C. Caillat le 12 juin 1956, à 9.30h (heure de Washington), non reproduite.
26
Note en marge: inexact.
27
Note en marge: instructions provoquées.
28
Cf. le télégramme No 113 du DPF à la Légation à Washington du 13 juin 1956, non reproduit.
29
Note en marge: inexact.
30
Cf. la proposition du DPF du 7 juin 1956, E 1004.1(-)-/1/590 (dodis.ch/11235).
31
Note en marge: inexact.
32
Cf. le télégramme No 158 de la Légation à Washington au DPF du 12 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
33
Cf. la communication téléphonique entre H. de Torrenté et M. Petitpierre du 18 juin 1956, non reproduite.
34
Cf. le télégramme No117 du DPF à la Légation à Washington du 18 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
35
Cf. la lettre de H. de Torrenté à M. Petitpierre du 26 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
36
L’accord a été signé le 21 juin 1956 par H. de Torrenté, au nom du Conseil fédéral et par C. B. Elbrick, Secrétaire d’Etat adjoint au Département d’Etat et W. P. Libby, Président a. i. de la Commission de l’énergie atomique des Etats-Unis à Washington, cf. le communiqué de presse du 21 juin 1956, E 2003(A)1970/115/103.
37
Cf. les notes de P. Jolles à M. Petitpierre des 23 et 25 juin 1956, E 2800(-)1990/106/14.
38
Cf. la Conclusion d’un accord de coopération avec les Etats-Unis d’Amérique concernant l’utilisation civile de l’énergie atomique du 25 juin 1956, E 2800(-)1990/106/14.