dodis.ch/30302
L’Ambassadeur de Suisse à Londres, A. Daeniker, au Chef du Bureau de l’intégration, P. R. Jolles1

Par lettre du 16 de ce mois3, vous m’avez demandé de me prononcer sur la question de savoir s’il serait opportun, utile, voire nécessaire d’étendre à la Grande-Bretagne votre action en faveur d’une meilleure compréhension du point de vue de la Suisse en matière d’intégration.

L’opportunité d’une action de caractère de celle que vous envisagez devrait être jugée, semble-t-il, en fonction, d’un côté, de l’attitude de l’opinion responsable et éclairée à l’égard de notre position, de l’autre, des difficultés auxquelles nous pourrions nous heurter. En ce qui concerne le Royaume-Uni, cette attitude peut être décrite comme suit:

a. Les membres du Gouvernement et les échelons supérieurs de l’administration comprennent parfaitement notre position, est-il besoin de le répéter? Ils l’estiment d’autant plus raisonnable, constructive même, qu’elle s’insère parfaitement dans la conception que les Britanniques se font de la Communauté élargie. Je dois pourtant faire observer en passant que, du moins chez quelques hauts fonctionnaires, la compréhension qu’ils manifestent à l’égard de notre cas ne signifie pas nécessairement qu’ils adhèrent pleinement – pour certains, c’est le contraire qu’il faudrait dire – aux arguments (neutralité, structure politique interne, etc.) qui justifient nos thèses; ils acceptent notre position plutôt comme une donnée de fait et ceci à un double titre, celui du droit international et celui de l’AELE.

b. Les membres du Parlement, ceux de l’opposition surtout, ne cessent de rappeler au Gouvernement les engagements qu’il a contractés à l’égard des pays neutres, notamment dans le cadre de l’AELE. La préoccupation que ces rappels expriment témoigne sans doute d’un attachement à l’idée d’une fusion moins rapide et moins intense des entités participantes d’une «communauté élargie» plus souple dans ses moyens et géographiquement plus étendue dans ses objectifs. Mais je ne me souviens pas qu’aucun d’entre ces parlementaires n’ait jamais passé jugement sur le bien-fondé des thèses fondamentales des neutres sur leur valeur intrinsèque. Dans l’esprit de la plupart d’entre eux, la Suisse tout particulièrement bénéficie d’un préjugé favorable en raison de la permanence de sa neutralité et, surtout, des œuvres humanitaires auxquelles celle-ci est associée. Mais cela ne signifie pas tou jours qu’ils souscrivent réellement aux raisons de notre position. J’ai eu l’occasion, il y a quelques temps déjà, de commenter les propos de quelques membres de «l’Anglo-Swiss Parliamentary Group»4 dans les termes suivants:

«Tant et aussi longtemps que nous nous efforçons de justifier notre statut de neutralité par les services de tous ordres qu’il nous permet de rendre à la communauté internationale, nous sommes compris, voire félicités et encour agés. Toutefois, dès que nous tentons de faire valoir des arguments d’ordre historique ou juridique et que nous recourons à des justifications d’ordre interne – diversités démographiques, linguistiques, etc., fédéralisme, démocratie directe –, une certaine incompréhension se manifeste et des objections apparaissent. Celles-ci s’expliquent, en partie du moins, par le fait que eu égard aux traditions, à la structure politique et à la position internationale qui caractérisent le Royaume-Uni, en contraste avec la Suisse, la sensibilité et le ‹language› politique de nos amis britanniques sont très différents des nôtres. Il est difficile de faire comprendre les raisons profondes de notre attitude à des interlocuteurs, même bien disposés, dès lors qu’ils donnent à certains mots-clefs un contenu sensiblement différent de celui que nous leur attribuons.»

De plus, dans le cas de certains parlementaires, l’AELE semble être plus un élément du problème de l’adhésion du Royaume-Uni dont on se sert à des fins de politique interne que l’instrument d’un principe que l’on sert parce que l’on est attaché aux conceptions de la vie internationale qu’il incarne. Il est vrai qu’il est le plus souvent difficile de faire le départ entre ces deux aspects: ce n’est qu’en sondant les reins et les cœurs qu’on pourrait y parvenir.

c. Quant à l’attitude de l’opinion publique, dans l’acception générale de ce terme, je crois qu’il ne faut guère se faire d’illusions: le nombre de ceux qui sont en mesure de comprendre notre position, parce que connaissant notre pays, son histoire et ses institutions, devrait être limité.

Eu égard à ce qui précède, force est de conclure qu’un effort supplémentaire destiné à accroître la compréhension de nos thèses serait très fructueux en Grande-Bretagne. Le terrain y est relativement favorable, étant donné la position tant du Gouvernement que de l’opposition à l’égard de l’AELE en général et des pays neutres en particulier.

Quant aux moyens de cet effort, celui que vous suggérez5 paraît excellent. Encore faudra-t-il trouver des personnalités dans le monde de la presse qui soient désireuses d’éclairer leurs lecteurs sur les particularités du cas de notre pays; mais cette tâche ne devrait pas être trop difficile à accomplir. Puis-je mentionner dans ce contexte que je pense moins à la presse quotidienne – à l’exception du Times, et peut-être du Financial Times – qu’à la presse hebdomadaire; l’un ou l’autre journal du dimanche (SundayTimes, Observer, par exemple) et surtout des revues comme l’Economist, le Statist, etc. Il me paraît en effet que, s’agissant d’une action allant quelque peu en profondeur, les articles de la presse quotidienne ne peuvent être que sommaires et sont vite oubliés, tandis que ceux qui paraissent dans les hebdomadaires peuvent être plus élaborés et leur influence est plus durable. A vrai dire, beaucoup dépend de l’objectif que vous poursuivez: s’il s’agit de faire mieux comprendre au rédacteur ou journaliste les particularités du cas suisse en vue d’améliorer, à long terme, si l’on peut dire, le contenu de ses analyses ou correspondances, il en irait autrement et la presse quotidienne devrait être incluse. Quoi qu’il en soit, il me serait utile de connaître les conditions financières précises dans lesquelles le ou les rédacteurs ou journalistes dont il s’agit se rendraient en Suisse.

Quant à la publication en langue anglaise d’ouvrages traitant des divers aspects de notre position, elle serait d’autant plus utile qu’elle pourrait servir pour l’ensemble du monde anglo-saxon. Leur diffusion sera toutefois limitée par le fait que l’intérêt du lecteur éventuel devra être au moins équivalent aux frais à encourir pour se procurer la publication. C’est pourquoi l’on pourrait peut-être aussi songer à faire publier des articles couvrant le même sujet dans des revues plus ou moins spécialisées – histoire, droit, économie, politique internationale. Ces articles bénéficieraient, automatiquement, d’une diffusion au niveau souhaitable et proportionnée aux nombre des abonnés; on pourrait en faire des tirés-à-part.

En bref, il est indéniable qu’un effort du genre de celui que vous envisagez serait fructueux, car le terrain est bien préparé. Serait-il utile, nécessaire? Utile, cet effort le serait évidemment. Il est moins facile de changer d’attitude lorsque celle-ci ne repose pas uniquement sur des raisons formelles ou d’opportunité, mais aussi sur une connaissance approfondie du cas et de ses justifications, voire sur une ferme conviction. Quant à la nécessité d’un tel effort, certains pour raient en douter en prétextant que ce qui importe en l’occurrence, ce sont, finalement, les engagements contractés par le Gouvernement britannique et les assurances répétées qu’il a données aux pays membres de l’AELE; or, à cet égard, nous avons tout lieu d’être satisfaits. Pourtant, il faut bien constater que les termes de l’engagement, étant souples, pourraient prêter à interprétation quelque peu divergente. Dès lors, ou de plus, on ne saurait écarter complètement l’éventualité d’un conflit – celui-ci pourrait provenir d’un trop grand décalage dans le calendrier des diverses négociations ou même de divergences de fond – entre l’intérêt politique majeur du Royaume-Uni en tant que puissance mondiale et celui des partenaires de l’Association. C’est à la lumière de cette éventualité que la nécessité d’un effort spécial devrait être appréciée. Il est vrai qu’il ne faudrait pas se leurrer sur l’efficacité des moyens que nous pouvons mettre en œuvre, eu égard à l’importance de l’enjeu pour la Grande-Bretagne. Pour ma part, j’incline néanmoins à penser que l’action que vous envisagez serait à la fois utile et nécessaire: la fermeté d’intention présente du Gouvernement britannique ne saurait être mise en doute, mais il serait prudent de mettre toutes les chances possibles de notre côté.

Renseignements pris auprès de leurs Ambassades à Londres, ni la Suède, ni l’Autriche n’ont entrepris d’actions du genre de celle que vous envisagez. Des journalistes britanniques se sont rendus dans ces pays au cours des derniers mois, mais à leur initiative et à leurs frais. L’objet de leurs visites n’était pas centré principalement sur les problèmes d’intégration.

1
Lettre: E 2001(E)1976/17/211. Paraphe: HO. Cette lettre a été rédigée par M. Heimo.
2
Des copies de cette lettre sont adressées à P. Micheli et E. Stopper.
3
Cf. E 2001(E)1976/17/207.
4
Au sujet de ce groupe réunissant les membres de la Chambre des Communes qui s’intéressent tout particulièrement aux relations anglo-suisses, cf. la lettre de G. Daeniker au Bureau de l’intégration, du 7 juin 1962, E 2200.40(-)1984/34/13.Le texte cité dans la lettre du 26 novembre se trouve dans celle du 7 juin.
5
Cf. la lettre de P. R. Jolles du 7 mai 1963, E 2001(E)1976/17/207.