dodis.ch/32418
L’Ambassadeur de Suisse à Londres, R. Keller, au Chef du Département politique, W. Spühler1

Avec la modestie que vous lui connaissez, M. Edwin Stopper, Président du Directoire de la Banque nationale suisse, m’a rapporté les conversations2 qu’il vient d’avoir, au cours de déjeuners intimes, avec le Premier Ministre Harold Wilson et le Chancelier de l’Echiquier Roy Jenkins. (Pour donner une idée de l’audience mondiale dont jouit M. Stopper, il n’est que de savoir que, non seulement, ces rencontres ont eu lieu sur l’initiative des hommes d’Etat travaillistes, mais que le leader conservateur Edward Heath se rend régulièrement à Zurich pour l’y rencontrer. Le Général de Gaulle lui a deux fois envoyé un émissaire en la personne d’AntoinePinay.)

M. Wilson a produit une impression certaine sur M. Stopper. Pragmatique, il fait fi des théories doctrinaires, moins marxistes qu’humanitaires d’inspiration chrétienne, dont tant de travaillistes sont prisonniers. En dépit de charges écrasantes qui accableraient le commun des mortels, Wilson est décontracté (il se livre à sa partie de golf hebdomadaire) et juge avec humour que la cote de sa popularité est étonnamment élevée eu égard à toutes les mesures déplaisantes qu’il doit prendre.

Par ailleurs, le goût du pouvoir transparaît dans ses propos. C’est ainsi qu’il a relaté avec complaisance la nomination d’évêques.

Durant l’entretien, auquel il s’était visiblement préparé, le Chef du gouvernement posa des questions précises et nota avec soin les réponses. Il mit tout au long l’accent sur l’amélioration de la productivité, dont il s’attribue une bonne part du mérite: la concurrence est encouragée – lui seul le peut –, quand bien même c’est courtiser l’impopularité, les appels aux syndicats ne demeurent pas sans écho, on gagne les entreprises à la bonne cause en leur décernant des diplômes, des louanges publiques, ou encore en élevant les dirigeants les plus méritoires à un «Knighthood» ou à la pairie.

Le chômage est évidemment un gros souci, mais il faut le supporter si c’est là le prix du rétablissement de l’économie. Les impôts sont d’un maniement délicat: Les travaillistes sont en principe opposés à l’imposition indirecte, mais il faut y recourir de plus en plus pour freiner la consommation. Cette exigence rend difficile l’allègement de l’impôt sur le revenu, désirable en soi comme stimulant.

M. Wilson a plaidé qu’il était lourd de faire face à la fois à £ 4 milliards de dettes (Sterlings holdings) qui sont, en fait, des dettes de guerre, et aux crises de structure que connaissent les charbonnages, les aciéries, les chantiers navals, l’industrie textile. (M. Stopper relève que c’est moins un phénomène cumulatif qu’une relation de cause à effet: la révélation de la faiblesse de l’économie britannique rend la dette plus criarde. Au chiffre précité s’ajoutent 6 milliards de dollars engagés pour le soutien de la Livre).

Il est significatif de la confiance dont jouit M. Stopper que M. Wilson l’ait interrogé au sujet du Gouverneur de la Banque d’Angleterre, Sir Leslie O’Brien3. On a peine à se faire une opinion de ceux qui gravitent dans l’ombre du Gouverneur car, en public, celui-ci a seul voix au chapitre. La désignation de Sir Leslie, en 1966, par le gouvernement Labour tenait donc un peu du coup de dé. M. Stopper a entièrement rassuré M. Wilson. En peu de temps, Sir Leslie a acquis le calibre et le poids qu’on peut attendre du titulaire d’un tel poste.

M. Stopper a, entre autres, émis les avis suivants:

a) il est de bon augure que l’accroissement de la productivité permette d’escompter que, d’ici à la fin de l’année, le Royaume-Uni aura une balance des paiements active. Pour en convaincre le reste du monde, ne serait-il pas indiqué de réunir des journalistes étrangers influents. M. Wilson a noté la suggestion;

b) pour ce qui est de l’aide de deux milliards de dollars pour le soutien de la Livre4, une telle action ne se renouvellera pas avant longtemps;

c) au sujet du Marché Commun5, il vaudrait mieux que le Royaume-Uni tempère son insistance. Une adhésion à court terme provoquerait une nouvelle pression sur la Livre, car une opinion très répandue est que le Royaume-Uni devrait encore abaisser la parité s’il veut prendre place dans la construction européenne. M. Wilson rétorque que, sur le plan politique, le Royaume-Uni ne peut pas faire machine arrière. Si des possibilités s’offrent, il faut les saisir. Mais il reconnaît la justesse du raisonnement et n’exclut donc pas qu’une sourdine soit mise à toute l’orchestration.

M. Jenkins est, lui aussi, un pragmatique. Il pourrait tout aussi bien appartenir aux rangs des Conservateurs. Ses qualités sont évidentes. «Que feriez-vous à ma place si le franc français devait être dévalué en octobre6? Introduire un cours flottant ou un contrôle des changes plus accentué?» M. Stopper estime que le franc, si jamais il devait être dévalué, ne le serait pas en octobre, mais plutôt en fin d’année (la France, avec ses chômeurs, a une réserve de production en même temps qu’une réserve de productivité. Un processus d’expansion pourrait être déclenché par la hausse des salaires, facteur qui n’affecterait pas nécessairement la capacité de concurrence des produits français, car l’expansion et la productivité accrue sont aptes à abaisser les coûts de production. Les chômeurs britanniques n’ouvrent pas de telles perspectives. Ils préfèrent stagner dans leur région en proie à une crise de structure plutôt que de chercher du travail dans les zones qui se développent.)

La dévaluation7 n’était pas indispensable en novembre dernier, car les prix britanniques étaient compétitifs. Répéter l’opération, dans l’hypothèse d’une dévaluation du franc français, serait tout à fait néfaste – Jenkins en convient –, car ce serait un nouvel oreiller de paresse pour l’économie. Surtout pas de cours flottant: son introduction entraînerait fatalement un contrôle des changes renforcé. Recourez donc à celui-ci, si nécessaire, et au lieu de deux maux, vous n’en aurez qu’un. Les restrictions quantitatives doivent être évitées. Elles ne feraient que renforcer la protection de l’industrie britannique que l’on veut, au contraire, exposer au grand vent de la concurrence internationale. Jenkins est d’accord.

Que penser de la taxation? Les vues de M. Jenkins rejoignent celles du Premier Ministre. Politiquement, il est quasi impossible d’abaisser l’imposition des sociétés au moment où l’on accroit les impôts indirects (judicieusement appliqués, ceux-ci sont séduisants: à un rendement de £ 50 millions ne correspond qu’une hausse de 0,1% de l’index du coût de la vie). Mais un effort peut être tenté pour l’imposition des personnes.

Faut-il défendre la position de la Livre comme monnaie de réserve? Oui, répond M. Stopper, car il importe de ralentir une évolution inexorable afin de la rendre mieux supportable à tous. En fait, l’érosion est irréversible et, à terme, la Livre est condamnée en tant que monnaie de réserve. Mais il faut ajourner l’échéance.

Abordant les investissements, M. Stopper recommande des mesures adéquates pour encourager l’épargne, de manière que le taux, qui n’est que de 15–18%, se rapproche du taux normal dans les pays industrialisés occidentaux de 25–28%.

1
Rapport politique No 11: E2300-01#1973/156#224* (A.21.31). Annotation manuscrite dans la marge de A. Natural: Monsieur le Président. Intéressant. Visé par W. Spühler.
2
Cf. aussi la lettre politique No 30 de R. Keller à P. Micheli du 9 août 1968, dodis.ch/32473.
3
Cf. aussi doc. 181, dodis.ch/32446.
4
Sur le soutien international à la livre sterling, cf. DDS, vol. 23, doc. 128, dodis.ch/31415, et DDS, vol. 24, doc. 116, dodis.ch/33022.
5
Sur la demande d’adhésion à la CEE de la Grande-Bretagne, cf. DDS, vol. 24, doc. 33, dodis.ch/33238, note 3.
6
Sur la dévaluation effective le 8 août 1969, cf. DDS, vol. 24, doc. 142, dodis.ch/33246, note 7.
7
Cf. la notice de E. Langenegger de la mi-décembre 1967, dodis.ch/33277.