dodis.ch/35587
Le Chef du Département de l’économie publique, E. Brugger, au Chef du Département de justice et police, L. von Moos1

Vous connaissez l’importance que revêtent les questions horlogères2 dans le contexte de nos négociations à venir avec les Communautés européennes, et plus particulièrement le problème du «Swiss Made». Dans son rapport du 16 juin dernier3 au Conseil des ministres, la Commission des CE signale en effet la question de l’horlogerie – à côté de celles des travailleurs étrangers4 et des transports5 – comme l’un des trois grands problèmes de politique commerciale auxquels des solutions satisfaisantes devront être apportées en vue d’établir le libre-échange6 des produits industriels entre les deux parties. De son côté, le Ministre français des Affaires étrangères, M. Maurice Schumann, n’a pas manqué, lors de sa récente visite7 dans notre pays, de marquer clairement l’importance que la France attache à cette affaire. Nous devrons donc lui trouver une solution négociée, si nous voulons éviter que les produits horlogers ne soient exclus du libre-échange industriel envisagé avec les CE, l’exclusion de l’une de nos principales industries traditionnelles étant impensable pour nous.

Le problème du «Swiss Made»8 n’est d’ailleurs pas nouveau et a fait, durant plus de deux ans, l’objet de discussions prolongées au sein de la Commission mixte de l’Accord horloger Suisse-CEE signé le 30 juin 19679, lors du Kennedy Round. Au sein de cette Commission, le CEE n’a en effet pas tardé à se plaindre de ce que la définition du «Swiss Made» adoptée par l’industrie horlogère suisse en novembre 196810 – et notamment le critère selon lequel le 50% de la valeur des pièces constitutives du mouvement doit être de fabrication suisse – faisait obstacle aux livraisons d’ébauches et de parties réglantes communautaires en Suisse, pièces pour lesquelles l’Accord horloger prévoyait pourtant l’ouverture d’un contingent annuel. La CEE n’a, depuis lors, pas cessé de demander que ce critère soit modifié de manière à assurer la bonne application de l’accord au sens où elle l’entend. C’est parce que cette affaire n’a pas encore trouvé de solution satisfaisante jusqu’ici que les problèmes horlogers sont aujourd’hui si cruciaux pour la négociation globale qui va s’engager entre la Suisse et les Communautés.

Parallèlement à ces négociations et, bien entendu, en étroite synchronisation avec elles, la Commission mixte de l’Accord horloger continue de traiter ces questions. Il est en effet apparu judicieux aux deux parties de trouver une solution au sein de cet organe spécialisé avant le début de la négociation d’ensemble, plutôt que de charger celle-ci de ce problème. Cette manière de faire devrait permettre de déblayer le terrain pour ensuite incorporer ce résultat partiel dans l’accord à conclure avec les Communautés.

Cette dernière considération entraîne cependant une conséquence importante pour notre calendrier: comme la négociation globale11, selon toute vraisemblance, va s’engager encore avant la fin de l’année, il importe que la prochaine réunion régulière de la Commission mixte12, d’ores et déjà fixée au début du mois de novembre, puisse être décisive. Autrement, nous courrions le risque de voir l’affaire horlogère prendre du retard, puis peser, sur la négociation d’ensemble. C’est pourquoi il est indispensable que la Division du commerce, qui doit encore préparer le terrain à Paris et à Bruxelles, reçoive à bref délai, et pour la mi-octobre en tout cas, un mandat précis pour la négociation de l’affaire du «Swiss Made» au sein de la Commission mixte.

Or, l’ordonnance13 fondée sur l’article 18 bis de la Loi sur les marques14, qui devra contenir la définition du «Swiss Made», n’est pas encore parvenue au terme de son élaboration. La raison en est une divergence qui subsiste entre nos deux Départements. D’ailleurs, même en mettant les choses au mieux, le «Vernehmlassungsverfahren» qui devra avoir lieu et qui demandera un bon mois, nous mènera jusqu’à la mi-novembre.

La divergence dont il s’agit est plus formelle que matérielle:

La Division du commerce, faisant valoir des considérations d’ordre économique et tactique dictées par l’existence de notre contentieux horloger avec les CE et l’ouverture prochaine de négociations globales avec elles, a proposé que l’ordonnance sur le «Swiss Made» en tienne compte. Pour cela, elle a avancé des propositions élaborées avec la collaboration du Secrétaire général Walthard, qui ont entre-temps rencontré l’assentiment de l’industrie horlogère dans son ensemble comme du Vorort. Elles visent à compléter l’article 2 du projet d’ordonnance mis au point par le groupe de travail présidé par le Vice-directeur Braendli (lequel reprend telle quelle, à quelques détails rédactionnels près, la définition privée du «Swiss Made» de novembre 1968). Selon cette proposition, une modalité d’application serait insérée dans le corps même de l’ordonnance, qui formerait l’alinéa 2 de l’article 2 et dérogerait à la règle générale du calcul des 50%: un traitement «préférentiel» serait prévu, en ce sens que le calcul des 50% serait fondé, dans ce cas, non pas sur la valeur des seules pièces constitutives du mouvement (règle générale), mais sur cette valeur augmentée du coût de l’assemblage (modalité préférentielle). Ce traitement préférentiel serait accordé à condition qu’une procédure de certification prévue par un traité international garantisse que, par suite d’une étroite coopération industrielle entre les parties, l’équivalence de qualité existe entre les pièces étrangères et les pièces suisses. En pratique, et dans l’état actuel des choses, il n’y aurait guère que les Communautés européennes qui seraient en mesure de se prévaloir de ce privilège. Ainsi pourrait être levé l’obstacle qui, aux dires des CE, aurait jusqu’ici entravé la livraison en Suisse d’ébauches et de parties réglantes communautaires. À cette même occasion, il nous faudrait essayer de faire cesser la menace à laquelle recourent les CE lorsqu’elles déclarent considérer l’industrie horlogère suisse comme détenant une «position dominante» au sens du Traité de Rome (article 86). Il y aurait également lieu de tenter d’obtenir, dans le cas de la France surtout, la liberté d’investissements pour notre horlogerie.

Dans le souci légitime de préserver la pureté juridique de l’ordonnance, les instances compétentes de votre Département ont fait valoir leurs réticences face à cette suggestion, arguant qu’il serait d’une part regrettable que la première en date des ordonnances prises en vertu de l’article 18 bis de la Loi sur les marques soit entachée d’une exception motivée par des considérations économiques et donc étrangères au droit, et qu’il serait d’autre part à craindre que les décisions découlant de l’application d’une ordonnance contenant une modalité préférentielle ne soient un jour contestées devant le Tribunal fédéral sur la base de l’article 4 de la Constitution (égalité devant la loi). Sensibles cependant à l’argument économique mis en avant par la Division du commerce dans le contexte actuel de nos pourparlers avec les CE, le Bureau de la propriété intellectuelle et la Division de la justice ont à leur tour suggéré une solution15 qui ne mette pas en cause la substance de la solution préférentielle recommandée par la Division du commerce, mais dont la forme juridique serait de nature à faire tomber leurs principales objections, à savoir: que l’exception prévue dans l’application du critère du 50%, sans faire partie intégrante de l’ordonnance sur le «Swiss Made», fasse l’objet d’un accord bilatéral de droit international, dont les dispositions primeraient l’ordonnance de droit interne.

Les organes compétents de mon Département, tout en reconnaissant qu’une telle construction pourrait en effet nous tirer d’affaire, craignent cependant qu’elle ne rende plus difficile la tâche du négociateur suisse: la négociation d’un tel accord16 pourrait inciter nos partenaires à présenter des revendications plus larges et plus nombreuses que dans le cas d’une solution qui leur serait offerte dans le cadre fixe et préalablement délimité d’une ordonnance de droit interne. En outre, il pourrait, à mon sens, paraître peu opportun, d’un point de vue psychologique et politique, que les autorités fédérales procèdent par voie d’accord international à une solution du problème du «Swiss Made» qui ne trouverait pas de base dans l’ordonnance elle-même. C’est pour ces raisons que la Division du commerce est toujours d’avis que la solution préférentielle à offrir aux CE devrait, d’une manière ou d’une autre, trouver son fondement dans l’ordonnance.

Dans ces conditions, je suis de l’avis que la divergence qui persiste devrait être réglée entre vous et moi, directement, et je vous propose à cette fin une «konferenzielle Besprechung»17 (à laquelle pourraient assister tant le Vice-Directeur Braendli et Me Rudolf de la Division de justice que l’Ambassadeur Probst, chargé de la négociation horlogère avec les CE). Je me permettrai donc de convenir d’une date avec vous lors de la séance de notre Conseil, lundi prochain.

1
Lettre (copie): CH-BAR#E7001C#1982/118#962* (3200.06).
2
Sur les négociations avec la Communauté économique européenne au sujet des questions horlogères, cf. DDS, vol. 25, doc. 150, dodis.ch/35586, en particulier note 4.
3
Cf. DDS, vol. 25, doc. 108, dodis.ch/35775, note 14.
4
Cf. DDS, vol. 25, doc. 148, dodis.ch/35593.
5
Cf. la notice de B. de Tscharner à P. R. Jolles du 3 décembre 1970, dodis.ch/36232; le PVCF No 684 du 21 avril 1971, dodis.ch/36233 et la lettre de P. Trachsel à B. de Tscharner du 22 avril 1972, dodis.ch/36238. Sur le transport sur le Rhin, cf. la lettre de F. Rothenbühler à F. Walthard du 4 novembre 1971, dodis.ch/36239 et la lettre de H.-P. Tschudi à H. R. Nord du 11 avril 1972, dodis.ch/36234. Sur les liaisons transalpines, en particulier la question des tunnels alpins, cf. la lettre de J. de Rham à B. de Tscharner du 22 avril 1971, dodis.ch/36235; la lettre du Bureau de l’intégration à P. H. Wurth du 30 juillet 1971, dodis.ch/36237 et la notice de A. Faivet du 27 octobre 1971, dodis.ch/36236.
6
Sur l’accord de libre-échange avec la Communauté économique européenne, cf. DDS, vol. 25, doc. 182, dodis.ch/35776, en particulier note 3.
7
Cf. le compte rendu de P.-Y. Simonin, J.-M. Boillat et A. Faivet du 26 novembre 1971, dodis.ch/36471, pp. 5 s.
8
Cf. aussi doc. 150, dodis.ch/35586. Sur le problème du «Swiss Made» en Asie, cf. DDS, vol. 25, doc. 129, dodis.ch/35588.
9
Accord concernant les produits horlogers entre la Confédération suisse et la Communauté économique européenne ainsi que ses États membres du 30 juin 1967, AS, 1967, pp. 1957–1961.
10
Cf. la notice «Swiss Made»-Définition pour montres et mouvements de montres du 27 novembre 1968, CH-BAR#E7113A#1979/23#402* (776.18.1).
11
Cf. doc.108, dodis.ch/35775.
12
Sur la réunion de la Commission mixte du 9 décembre 1971, cf. la notice de R. Probst, dodis.ch/36649.
13
PVCF No 2258 du 23 décembre 1971, dodis.ch/36579.
14
Loi fédérale complétant la loi qui concerne la protection des marques de fabrique et de commerce, des indications de provenance et des mentions de récompenses industrielles du 18 mars 1971, RO, 1971, pp. 1617 s.
15
Sur les opinions divergentes au sein de l’Administration fédérale, cf. le compte rendu de G. Hentsch du 20 septembre 1971, dodis.ch/36597.
16
Cf. DDS, vol. 25, doc. 150, dodis.ch/35586, en particulier note 2.
17
Cf. la notice de R. Probst à P. R. Jolles du 8 octobre 1971, dodis.ch/36902. La question a dû être résolue par le Conseil fédéral, cf. le PVCF No 1802 du 20 octobre 1971, dodis.ch/36602.