dodis.ch/35893 Proposition conjointe du Département politique et du Département militaire au Conseil fédéral1

EXPORTATION DE MATÉRIEL DE GUERRE VERS L’INDE ET LE PAKISTAN

I. Entre 1961 et 1967, la maison Contraves SA a livré à l’entreprise indienne Bharat Electronics Ltd. à Bangalore 34 centrales de direction de tirs Superfledermaus pour batteries DCA en campagne2. La valeur totale de ces livraisons s’élève à 37 millions de francs suisses. Depuis 1962, la firme indienne fabrique ces centrales sous licence, mais certaines pièces sont produites par Contraves et livrées au fabricant indien.

Lorsque la crise pakistanaise a éclaté à fin mars 1971, nous avons décidé de remettre en vigueur l’embargo décrété le 10 septembre 1964 et levé en mai 19663 et d’interdire à nouveau4 l’exportation de matériel de guerre à destination de l’Inde et du Pakistan. Cette décision se fondait sur l’Arrêté du Conseil fédéral modifiant celui qui concerne le matériel de guerre du 28 septembre 19705. L’article 15, alinéa 3 de cet arrêté stipule notamment que «aucune livraison de matériel de guerre ne sera autorisée à destination de territoires où des conflits armés ont éclaté ou menacent d’éclater ou dans lesquels règnent des tensions dangereuses». L’interdiction d’exporter s’étendait au matériel de guerre défini à l’article 2 de l’Arrêté du Conseil fédéral concernant le matériel de guerre du 28 mars 19496.

Cependant, en juin 19717, à la suite d’interventions du côté indien8, nous avons autorisé à titre exceptionnel la prolongation de permis d’exportation octroyés avant l’embargo à Contraves pour des pièces détachées à Bharat Electronics Ltd. Tout en autorisant cette exportation nous avions estimé que l’embargo devait être appliqué strictement tant que la situation dans la région demeurerait tendue. C’est dans cet esprit que nous avons par la suite refusé d’accorder des permis d’exportation pour de nouvelles livraisons destinées à l’entreprise Bharat Electronics Ltd. Pour la fabrication de centrales Superfledermaus9.

Or, l’Ambassadeur de l’Inde10, d’ordre de son Gouvernement, est intervenu à nouveau récemment11 en nous demandant de revoir notre décision et d’autoriser la maison Contraves à livrer des pièces détachées à l’entreprise indienne Bharat Electronics Ltd. Les commandes en cours atteignent un montant total d’environ Fr. 1’500’000. Dans son argumentation, l’Ambassadeur faisait valoir qu’il n’y avait plus de tension entre l’Inde et le Pakistan et que les installations de Contraves produites sous licence en Inde étaient des armes purement défensives. Il rappelait en outre que les entreprises Contraves et Bharat Electronics Ltd. avaient conclu un contrat concernant la fabrication des installations et que l’embargo empêchait la firme suisse d’honorer le contrat. Enfin, l’Ambassadeur expliquait que le refus d’autoriser l’exportation de ce matériel avait des incidences sociales fâcheuses dans la région où est située la maison Bharat Electronics Ltd.

À la même occasion, l’Ambassadeur de l’Inde nous a priés d’examiner à nouveau les demandes de permis d’exportation présentées par la maison Fisba à St. Gall pour la livraison d’appareils de visées optiques destinés aux mêmes installations de direction de tirs. La valeur de cette commande atteint Fr. 190’175 et les permis ont été refusés l’année dernière12.

Après avoir examiné la requête de l’Ambassadeur de l’Inde au sein du groupe interdépartemental pour les questions concernant le matériel de guerre13, nous lui avons répondu14 que les motifs qu’il avançait n’apportaient pas d’éléments nouveaux pour notre appréciation et que, dans ces conditions, nous ne pouvions pas accorder les permis demandés. Il s’agit de matériel de guerre au sens de la législation suisse et nous n’estimions pas pouvoir recommander de lever l’embargo.

II. Entre-temps, cependant, nous avons recueilli des informations qui nous amènent à une conclusion plus nuancée et à nous demander si le moment n’est pas venu de revoir notre décision et d’assouplir notre position.

Le voyage que l’Ambassadeur Keller15, chef de la Division des organisations internationales du Département politique, vient d’accomplir à Islamabad et à la Nouvelle-Delhi confirme l’impression que la tension entre le Pakistan et l’Inde a fortement diminué et qu’il y a de part et d’autre une volonté de renouer le contact en vue d’une rencontre à un niveau élevé entre les dirigeants de l’Inde et du Pakistan. Par ailleurs, l’Ambassadeur de Suisse en Inde nous apprend16 que la Suède autorise à nouveau l’exportation de pièces dont l’Inde a besoin pour la fabrication de matériel de guerre. Ainsi, à titre d’exemple, la maison indienne qui fabrique sous licence des canons DCA Bofors peut à nouveau se procurer des pièces en Suède. De même, la République fédérale d’Allemagne, qui avait imposé un embargo total lorsque la crise pakistanaise a éclaté l’année dernière, adopte maintenant une position similaire à celle de la Suède. Dès lors, les autorités indiennes comprendraient mal que nous maintenions notre refus et elles pourraient en prendre ombrage, par exemple en prenant des mesures à l’encontre des maisons suisses sur le plan commercial, éventualité à laquelle l’Ambassadeur de l’Inde a fait allusion.

Comme il ressort des faits que nous avons exposés, nous avons appliqué, au cours des 12 derniers mois, des critères sévères dans l’examen des demandes d’exportation à destination de l’Inde. Dans notre nouvelle appréciation, nous prenons en considération les facteurs suivants:

1. Arguments en faveur d’un assouplissement de notre position.

– La tension entre l’Inde et le Pakistan a diminué et nous avons constaté une volonté de renouer les contacts qui déboucheraient sur une rencontre entre les chefs d’État indien et pakistanais.

– Les pièces livrées sont du matériel électronique et ne représentent que 16% du produit terminé, ce qui permet à notre avis d’appliquer des critères plus souples.

– Les contrats pour la livraison des pièces détachées ont été conclus dès 1962, c’est-à-dire bien avant le récent conflit.

– D’après les renseignements dont nous disposons, la Suède et la République fédérale d’Allemagne ont repris leurs livraisons de certaines catégories de matériel de guerre.

– Notre rôle de puissance protectrice nous oblige à évaluer avec une certaine confiance les intentions politiques pacifiques de l’Inde et du Pakistan, pays qui nous ont chargés mutuellement de la sauvegarde de leurs intérêts.

2. Arguments contre l’assouplissement de notre position.

– Il s’agit de livraisons à un pays en voie de développement17 et nous nous sommes engagés à appliquer des critères plus sévères dans pareils cas.

– Les débats concernant l’initiative populaire pour un contrôle renforcé des industries d’armement et l’interdiction d’exportation d’armes ne sont pas terminés et le projet de loi du Conseil fédéral n’a pas encore franchi l’obstacle de la votation populaire18.

– Nos exportations de matériel de guerre font l’objet de critiques de la part de divers milieux politiques et ecclésiastiques suisses.

– Nous constatons d’autre part que les critiques qui ont été faites l’année dernière contre les exportations de matériel de guerre au Pakistan ne concernaient que de petites livraisons d’armes et de munitions avant l’introduction de l’embargo, alors qu’aucune mention n’a jamais été faite au sujet des importantes livraisons à l’Inde d’installations de direction de tirs; ceci nous semble justifier un certain optimisme quant aux risques de réactions défavorables dans l’opinion publique si nous accordions les permis d’exportation demandés.

III. Enfin, au cas où les permis seraient accordés pour le matériel destiné à l’Inde, il faudrait revoir dans un sens positif la question des machines à chiffrer Crypto pour le Pakistan, affaire qui avait fait l’objet d’un recours au Conseil fédéral à la fin de l’année dernière19. Le montant de la commande est de Fr. 1’594’000. Dans votre décision du 23 décembre 1971, vous aviez confirmé le refus d’autoriser l’exportation de ces machines et rejeté le recours de Crypto SA. Dans son exposé des motifs de rejet, le Département fédéral de justice et police avait relevé que des exceptions à l’embargo n’avaient été faites dans la pratique qu’en ce qui concerne la quantité du matériel (nombre et valeur) et en rapport avec le degré de tension. Tenant compte de ces arguments et du fait que les machines à chiffrer ne sont du matériel de guerre qu’au sens large du terme («weiches Kriegsmaterial»), nous pensons que le moment est aussi venu d’assouplir notre position dans ce cas. Nous ne pourrions d’ailleurs pas accorder des permis pour l’Inde et en même temps en refuser pour le Pakistan.

IV. Pour les motifs que nous avons exposés, nous avons l’honneur de proposer que le Conseil fédéral

1. prenne connaissance de ce rapport en l’approuvant;

2. maintienne l’embargo sur les exportations d’armes et de munitions à destination de l’Inde et du Pakistan;

3. autorise en revanche l’exportation vers l’Inde de pièces détachées pour installations de direction de tirs Contraves et d’appareils de visées optiques Fisba;

4. autorise également la livraison au Pakistan de machines à chiffrer Crypto20.

1
Proposition: CH-BAR#E2001E-01#1982/58#4101* (B.51.14.21.20). Rédigée par J.- J. Indermühle, signée par R. Gnägi et P. Graber.
2
Cf. la notice de R. Probst à F. T. Wahlen du 27 août 1965, dodis.ch/30905.
3
Sur l’embargo et sa levée, cf. DDS, vol. 23, doc. 152, dodis.ch/30895.
4
La lettre de M. Gelzer à A. Kaech du 16 avril 1971, doss. comme note 1.
5
PVCF No 1689 du 28 septembre 1970, CH-BAR#E1004.1#1000/9#762*.
6
PVCF No 641 du 28 mars 1949, dodis.ch/6460.
7
Cf. la notice de M. Gelzer à P. Graber du 15 juin 1971, dodis.ch/35895.
8
Sur la démarche de V. C. Shukla auprès de P. Graber, cf. la notice de M. Gelzer du 18 juin 1971, dodis.ch/35896.
9
Cf. la notice de J.- J. Indermühle du 27 octobre 1971, dodis.ch/35897.
10
A. Singh.
11
Lettre de A. Singh à M. Gelzer du 7 mars 1972, doss. comme note 1.
12
Cf. la lettre de J.-L. Grognuz à FISBA du 14 mai 1971, doss. comme note 1.
13
Cf. le procès-verbal de la réunion du 8 mars 1972, dodis.ch/35790.
14
Lettre de M. Gelzer à A. Singh du 29 mars 1972, doss. comme note 1.
15
Sur le voyage de R. Keller, cf. DDS, vol. 25, doc. 126, dodis.ch/35309, note 14.
16
Lettre de F. Real à E. Thalmann du 27 mars 1972, doss. comme note 1.
17
Cf. DDS, vol. 25, doc. 125, dodis.ch/35694.
18
Cf. DDS, vol. 25, doc. 68, dodis.ch/35692, note 10.
19
Cf. le PVCF No 2254 du 23 décembre 1971, dodis.ch/35898.
20
Le Conseil fédéral a renvoyé la proposition le 10 mars 1972. Pour la version complète du document, cf. dodis.ch/35893. Pour la suite donnée à cette affaire, cf. la proposition conjointe du Département politique et du Département militaire du 31 août 1972, dodis.ch/35894, dont la décision a été reportée par le Conseil fédéral. Pour la décision finale positive en ce qui concerne l’Inde, cf. le PVCF No 2300 du 15 décembre 1972, dodis.ch/35805, p. 12 et pour la discussion au sein du Conseil fédéral, cf. le PVCF de décision II du 5 juin 1972 de la 22ème séance du 5 juin 1972, CH-BAR#E1003#1994/26#15*, p. 3. Sur la question de la livraison au Pakistan de machines à chiffrer de Crypto, cf. la notice de J.- J. Indermühle à M. Gelzer du 1er juin 1972, dodis.ch/36871.