dodis.ch/42539
Le Ministre de Suisse à Paris, Ch. Lardy, au Chef du Département des Affaires étrangères, A. Lachenal1

J’ai eu l’honneur de recevoir à mon retour à Paris Votre office du 8 de ce mois2, demandant un préavis sur la marche à suivre en présence du refus de l’Italie d’accepter le paiement des droits de douane en billets et d’accepter l’arbitrage sur la question de savoir si le traité de commerce entre la Suisse et l’Italie, autorise ce dernier état à exiger le paiement des droits de douane en monnaie métallique.

Comme je n’ai pas été mêlé à nos négociations de Vienne et Zürich avec l’Italie, je suis obligé de me borner à des considérations d’ordre général.

Je ne possède pas encore les chiffres provisoires de notre exportation totale en 1893 et j’ignore ainsi dans quelle mesure la Suisse a pu récupérer sur des marchés tiers la perte d’une forte partie du débouché français. Je constate que nos envois dans les quatre Etats limitrophes de la Suisse ont été en décroissant. Ils étaient de 394,7 millions en 1890; ils ont baissé de 22 millions en 1891 et de 24 nouveaux millions en 1892, ne s’élevant plus cette année-là qu’à 347 millions. Nos envois en Amérique ont, il est vrai, augmenté de 8,7 millions ce qui a réduit notre déficit total de 1892 à 14 millions.

Que nous apportera l’année 1894? Si d’une part on peut espérer des réductions du tarifs des Etats-Unis, il ne faut pas oublier que pour le moment tout au moins ce pays vient de traverser une crise financière grave qui diminuera sa force d’absorption d’une manière d’autant plus intensive que nous lui vendons surtout des articles de luxe (8 millions d’horlogerie, 24 millions de broderie, 23 millions de soieries).

Quant à l’Amériquedu Sud, la révolution du Brésil et la mauvaise situation de la République argentine, ne permettent pas de voir en rose l’avenir de notre exportation dans ces pays.

Quant à la France, nos exportations de 124 millions en 1890 et 1891 sont tombées à 103 millions en 1892 et à 75 millions l’année dernière soit un déficit d’exactement 40% au regard des deux dernières années du régime des traités de commerce. C’est une perte sèche de 50 millions, soit le treizième de notre exportation totale. Les dispositions de la nouvelle Chambre française des députés sont aujourd’hui telles que Monsieur Méline et ses amis peuvent se croire tout permis en sorte qu’aucun revirement n’est à attendre au cours de la présente législature; mon seul espoir est que les nécessités financières deviennent assez urgentes en France pour que l’on soit obligé de faire de l’argent avec la douane c. à.d. d’abaisser les droits protectionnistes au niveau d’un tarif fiscal laissant passer la frontière à la matière imposable. Nous n’en sommes pas encore là, et je pense qu’a priori nous devons compter sur encore quatre ans de prolongation de l’état de choses actuel.

Dans ces conditions la planche de salut reste dans la reprise des affaires aux Etats-Unis combinée avec l’abaissement des droits de douane dans ce pays.

N’oublions pas d’ailleurs que la déplorable situation financière des Italiens diminue leur puissance d’achat en sorte que même si nous pouvions payer les droits en papier nous devons nous attendre à voir décroître nos exportations sur l’Italie.

La conclusion s’impose. 11 y aurait imprudente exagération de nos forces, présomption (Selbstüberschätzung) à nous croire de taille à mener deux guerres de tarifs à la fois.

Je pense donc que la force des choses nous amène à renoncer à l’idée de dénoncer notre traité de commerce avec l’Italie et d’appliquer à ce pays notre tarif général ou des droits différentiels. J’estime de plus que l’Italie nous envoyant surtout des matières alimentaires (30 millions en 1889, 31 millions en 1890), c’est notre peuple et notre industrie des étrangers qui seraient frappés par les nouveaux droits encore plus que les producteurs italiens. Pour un préjudice secondaire et qui n’excède pas 6% (l’agio calculé à 15% est certainement supporté pour la plus forte part par l’acheteur italien en sorte qu’on peut attribuer 8% de l’agio aux Italiens) il ne vaut certainement pas la peine au point de vue pratique de nous lancer dans un inconnu redoutable.

Si encore nous étions soutenus dans nos réclamations par l’Allemagne comme nous l’avons cru un moment au mois de novembre, nous aurions pu espérer aboutir à un résultat utile après une lutte courte, mais aujourd’hui nous sommes isolés en sorte que la lutte se prolongerait au plus grand profit de l’Allemagne qui prendrait notre place sur le marché italien.

Au point de vue politique je redoute que l’Italie en raison de la crise intense qu’elle traverse ne soit facilement disposée en cas de mesures violentes de notre part à nous classer au rang de ses persécuteurs. Les gouvernements et surtout les peuples malheureux ne pardonnent pas volontiers à ceux qui au jour de la détresse se sont montrés durs. La haine des Italiens contre la France se tournera assez facilement contre nous, et comme nous sommes moins gros que la France, ils se gêneront d’autant moins le jour où ils le pourront. Je ne crois pas trop à la générosité de leurs sentiments. Il y aurait un certain danger à avoir une Italie politiquement hostile dans notre flanc alors que sur notre front nous avons un parlement français économiquement hostile pour quatre ans et que nul ne peut savoir si pendant cette période, les protectionnistes violents qui poussent M. Méline nous permettront malgré toute notre bonne volonté de limiter le mauvais vouloir actuel à la question du tarif. Il est désirable que pendant cette période de quatre ans, nous ayons une opinion publique européenne favorable à la Suisse. Il ne faut pas voir l’avenir trop en noir, mais enfin on ne peut savoir où s’arrêteront des gens qui demandent aujourd’hui un droit de 60% de la valeur du blé, et quelle force de résistance un gouvernement peut leur opposer à Paris.

Quant à la question d’insister pour que le différend soit soumis à un arbitrage, Vous faites remarquer que l’art. 14 de notre traité de commerce avec l’Italie est dû à l’initiative des délégués italiens. Cela me rappelle que lors des négociations franco-italiennes de 1881 le cabinet de Rome sous l’influence du Ministre des Affaires étrangères d’alors M. Mancini, avait aussi proposé la clause d’arbitrage (Voir procès-verbaux page 122 conférence du 24 septembre, page 160, 28 septembre et page 165, 2 novembre 1881.) A trois reprises, ce sont les délégués italiens qui sont revenus à la charge, la France refusant parce que «les dissentiments auxquels on fait allusion ne pensent porter que sur des questions d’ordre secondaire et ne semblant pas justifier une semblable procédure diplomatique, réservée dans leur opinion pour résoudre les difficultés les plus graves.»

On se trouve donc bien en présence d’une clause que l’Italie a cherché à généraliser, à faire entrer dans le droit public européen en matière d’interprétation des traités de commerce, et il est vraiment singulier que pour une fois où l’Italie se trouve en présence d’un cas d’application de cette clause dont elle s’est faite l’apôtre elle se dérobe. La rédaction proposée à Paris par l’Italie soumettait à l’arbitrage seulement les «matières que les deux gouvernements jugeront susceptibles d’arbitrage», tandis que cette restriction ne figure pas dans la rédaction de notre traité du 14 avril 1892.

On s’explique la répulsion du gouvernement italien pour un arbitrage par la crainte que si l’arbitre est un gouvernement-tiers, ce gouvernement sera forcément favorable à la Suisse sous la pression de ses propres industriels, exportateurs en Italie. On pourrait donc se demander si l’Italie serait moins réfractaire à l’arbitrage, dans le cas où nous lui donnerions à entendre que l’arbitre pourrait être non pas un gouvernement mais un jurisconsulte ou un économiste d’un pays allié à l’Italie, ou encore un collège de 3 jurisconsultes ou économistes, l’un suisse l’autre italien et le troisième allemand ou autrichien ou même anglais. Du moment où nous ne voulons pas faire de guerre de tarifs, ce qui à mon avis serait un remède pire que le mal dont nous nous plaignons, il s’agit au fond de trouver un moyen honorable de sortir d’une impasse. L’Italie devrait comprendre qu’il n’est pas honorable pour elle de renier sa signature et de refuser un arbitrage auquel elle a d’avance consenti. Les diplomates italiens ont généralement l’oreille fine et comprendront que nous aussi nous voulons sortir d’embarras par une porte quelconque.

Si décidément l’Italie voulait nous froisser par la persistance de son refus, je ne verrais comme Vous guère d’autre moyen que de signaler discrètement aux gouvernements amis de l’Italie le mauvais procédé dont elle use à notre égard3.

1
Lettre: E 13 (B)/220.
2
Cf. E 2200 Paris 1/282. Voir aussi le rapport du Conseil fédéral à lAssemblée fédérale concernant le mode de paiement des droits d’entrée en Italie (Du 20 juin 1894) (FF 1894, III, pp. 5-9) et les RG 1893 (FF 1894, II, pp. 376-378) et 1894 (FF 1895 II, pp. 64 ss.).
3
Puisque la Suisse ne fut pas soutenue par l’Allemagne (cf. lettre de Roth du 23 mars 1894, E 13 (B) 221) et malgré une interpellation au Conseil national (E 1001 (C) d/113 no 203) le Conseil fédéral abandonna sa demande.