dodis.ch/42762
Le Ministre de Suisse à Vienne, A. de Claparède, au Président de la Confédération et Chef du Département politique, E. Brenner1

Cédant aux instances du Ministère de Körber et à la nécessité de prendre une décision quelconque après ces scènes scandaleuses qui ont précédé la clôture du Parlement en juin dernier, l’Empereur s’est décidé à décréter, bien à contrecœur, le 7 septembre dernier, la dissolution de cette chambre des députés, qui depuis son élection, sous le ministère Badeni, n’a su faire autre chose que de discréditer le régime parlementaire.

Le souverain répugne à toutes ces mesures violentes et redoutait même des nouvelles élections dont il attendait le renforcement du parti socialiste au Parlement.

La période électorale qui vient de se terminer n’échauffait d’abord que peu ces électeurs appelés à délivrer leurs votes par curies, le plus souvent indirectement, successivement et même à des époques différentes pour les mêmes curies et les mêmes pays de la couronne d’Autriche. Peu à peu, et à mesure que les premiers résultats furent connus la lutte électorale a revêtu un caractère presque passionné, inusité dans ce pays.

Après les grèves de l’année dernière on s’attendait à une levée en masse des ouvriers, à des revendications sociales et à des prétentions socialistes que redoutait l’Empereur. On s’attendait d’autre part à une lutte acharnée entre les nationalités hostiles.

Malgré l’excitation des dernières journées électorales, l’événement a démenti ces prévisions, car la lutte finale s’est produite entre les fractions des mêmes nationalités, pour ainsi dire. Les socialistes tout d’abord ont été battus en Galicie, sur ce terrain où les libéraux et les sémites en lutte avec la noblesse disposaient des bataillons des prolétaires; ils ont été plus tard battus en Bohême et en Moravie dans des cercles où leur succès paraissait assuré. Sur 15 sièges dont ils disposaient au dernier parlement, les socialistes n’en possèdent plus que 9–10; ils n’ont même pu atteindre ce chiffre que par la coopération des libéraux allemands qui à Vienne et dans la Basse-Autriche ont voté pour les socialistes dans tous les districts où ceux-ci étaient en compétition avec les antisémites et les socialistes chrétiens de la couleur Lueger. Les trois socialistes qui ont été élus à Vienne ne peuvent certes pas se glorifier de leurs électeurs, car ce ne sont pas ceux qui portent l’œillet rouge à la boutonnière qui ont assuré leur élection, mais bien tous ces bourgeois millionnaires, grands industriels, professeurs, rentiers et employés qui aujourd’hui tournent carrément le dos à ce parti antisémite, qui à Vienne saigne à blanc les contribuables aux seules fins de faire échec à la finance israélite.

Les dernières élections ont donc prouvé que, du moins avec le système électoral actuel, la semence socialiste ne trouve pas encore en Autriche le terrain qui lui convient.

Au point de vue des nationalités on s’attendait surtout à une lutte acharnée entre les Tchèques et les Allemands dans les districts de nationalités mixtes, les Allemands de toutes les couleurs s’unissant pour la défense de leurs droits historiques et les Tchèques luttant pour leurs prétentions.

Cela n’a pas été partout le cas, surtout pas dans les élections de la 5° curie (suffrage universel). Là les Tchèques se sont divisés sur des questions personnelles ou agraires et la phalange des jeunes Tchèques s’est sensiblement réduite par la perte de collèges électoraux, qu’ils ont dû céder à des rêveurs hostiles à l’Union douanière austro-hongroise.

De leur côté les Allemands au lieu de défendre leur position purement allemande et de rompre uniquement en visière contre les candidats tchèques, s’en sont pris aux antisémites qu’ils ont réussi à déloger de Bohême et de Moravie, mais seulement en s’alliant à ce parti des radicaux-allemands (Reichsdeutsche Radikalen) dont les Schönerer et les Wolf sont les apôtres et pour lesquels le démembrement de la monarchie autrichienne est en quelque sorte un dogme. De 5 ou 6 qu’ils étaient au dernier parlement les radicaux-allemands se présenteront au nombre de 21 à la session du parlement autrichien qui s’ouvrira le 31 courant.

Le seul vrai succès que paraissent avoir obtenu les Allemands est celui d’avoir écarté ceux des cléricaux allemands, qui à maintes occasions ont pactisé avec la majorité tchèque et conservatrice. Grâce à un procès d’épuration nationale qui s’est produit dans les populations catholiques et conservatrices du Tyrol et de la Haute-Autriche, les di Pauli, les Ebenhoch ont été balayés par leurs électeurs pour leur compromission avec l’ancienne majorité des droites.

En somme l’idée allemande, la Deutsche Gemeinburgschaft, comme on l’appelle aujourd’hui a gagné numériquement du terrain aux dernières élections – mais non qualitativement. Comment cette «Deutsche Gemeinburgschaft» trouvera-t-elle son expression alors que les fractions conservatrices et cléricales jurent par Rome et sur le drapeau rouge et jaune, et que les parties extrêmes crient «Los von Rom» et comme joyeuse récréation ont inventé d’ériger en Autriche des statues du Prince de Bismarck! Comment faire marcher sur une seule voie les fédéralistes et les centralistes?

Les dernières élections, malgré la défaite des socialistes, malgré l’amoindrissement du reste minime des jeunes Tchèques et des chrétiens socialistes, malgré l’augmentation numérique du parti allemand, offrent ce résultat désastreux, que les éléments modérés, les seuls capables de concilier les intérêts de la monarchie avec ceux des nationalités hostiles, ont été amoindris au profit de ceux qui professent des doctrines extrêmes ou même anti-autrichiennes.

Que ressortira-t-il de cette nouvelle situation? Une nouvelle période d’obstruction qui forcerait enfin la couronne à prendre des mesures énergiques? On en doute, du moins pour les premiers mois. Avec leur manque de cohésion, en présence d’un mécontentement général, les fractions tchèques et allemandes, conservatrices et radicales se tâteront tout d’abord et chercheront à laisser à l’adversaire, l’odieux d’une pareille mesure qui discréditera ceux qui en prendront l’initiative, tant en haut lieu qu’auprès des électeurs.

On admet donc que durant les premiers mois, le Parlement travaillera, qu’il votera le budget ordinaire, certaines lois organiques et qu’il procédera aux nominations pour les prochaines délégations. On compte sur une trêve, sur l’Arbeitsfähigkeit relative et temporaire du Parlement et le président du Conseil, Monsieur de Körber, avec lequel je causais récemment du résultat des dernières élections, l’admettait comme probable, convaincu que dès qu’une question politique surgira, maintenant ou après Pâques, le Parlement avec les éléments extrêmes qui le composent, sera dans l’impossibilité absolue de doubler le cap de l’obstruction. Et de toutes les questions politiques capables de faire surgir l’obstruction, il en est une qui nous intéresse spécialement, celle du renouvellement du compromis austro-hongrois, puisque du règlement de cette question dépend pour la double monarchie la possibilité de négocier avec l’étranger le renouvellement des traités de commerce.

Si l’obstruction ne se reproduit pas plus tôt à l’occasion d’autres questions, il est presque certain – et M. de Körber bien q1 se renfermant dans des généralités me l’a laissé entrevoir – que non seulement les partis extrêmes, mais d’autres aussi, lâcheront le Gouvernement dans la question des compromis austro-hongrois, par haine de la Hongrie, des Juifs et surtout vu leur manque absolu de réflexion en matière économique. Le compromis austro-hongrois sera donc probablement la pierre d’achoppement sur laquelle lutteront et le ministère actuel et ceux qui le suivront.

Et quant à ce qui suivra le ou les prochains ouragans parlementaires, un diplomate d’un grand flair et disposant de grands moyens de renseignements me disait hier encore: «N’oubliez pas ceci, le parlementarisme n’existe pas en Autriche; ceux qui en parlent le plus sont ceux-là même qui n’éprouvent aucunement le besoin de le mettre en pratique; l’Autriche est une vaste mosaïque: mosaïque en nationalités, en langages, en administration, en fractions parlementaires, – elle marchera de désagrégations en désagrégations, sans que ni la couronne, ni les ministres, ni les soi-disant centralistes ne fassent un effort réel pour sauver le parlementarisme et retarder ce progrès de désagrégation.» Et ayant porté la conversation sur le renouvellement des traités de commerce, mon interlocuteur me dit, reprenant son idée: «Voyez-vous, il n’y a qu’un seul parlementarisme en Autriche, l’article 14 de la Constitution, parce qu’il est le seul article de cette Constitution qui convienne à tout le monde. On l’a employé pour le budget, on trouvera le moyen de l’adapter à toutes les circonstances et avec l’aide des Hongrois qui profitent des faiblesses parlementaires autrichiennes on s’en servira pour le règlement définitif de l’Ausgleich et la négociation des traités de commerce. L’article 14 de la Constitution est tout ce que demande l’Autriche et la couronne fatiguée des luttes continuelles, malgré ses précédentes hésitations, finira par reconnaître qu’à lui seul cet article vaut plus que tout le reste de la Constitution.»

Avec le parlement actuel, je crois que mon auteur ne s’éloignait pas trop de la réalité.

1
Rapport politique: E 2300 Wien 27.