dodis.ch/42771
Le Ministre de Suisse à Paris, Ch. Lardy, au Président de la Confédération et Chef du Département politique, E. Brenner1

Le Ministre de Turquie à Berne, Munir Bey, m’a apporté hier le texte d’une note qu’il Vous aurait remise le 5 de ce mois2 pour demander l’expulsion de Hamid Husni, Ali Fahri, Mahir et Nazim, rédacteurs du Toknak et de l’Intikam et de Hikmet Ihsan et Galip, rédacteurs de l’Istirdade.

Munir a fait observer avec beaucoup de vivacité que chaque Etat avait le gouvernement que son histoire lui a donné et que la coexistence de ces divers gouvernements, les uns démocratiques, les autres autocratiques, les autres mixtes, ne serait pas possible sans un minimum d’égards réciproques. Il est fort naturel qu’en Turquie on ne comprenne pas le régime démocratique suisse et qu’en Suisse on ne comprenne pas le régime autocratique russe ou le pouvoir absolu du Sultan. Que les prétendues victimes du régime absolu trouvent un asile en Suisse ou ailleurs, tant mieux pour elles, mais qu’elles se contentent de trouver en Suisse un abri; que la Suisse admette la discussion courtoise des réformes à faire dans les pays étrangers, rien de mieux. Mais ce qui est incompatible avec les bonnes relations internationales, c’est la publication d’articles en Suisse dans lesquels un souverain étranger est traité de bête fauve, de bête sauvage, d’assassin sans foi, d’empoisonneur, de cochon, qu’il faut saisir à la gorge et déchirer avec les ongles, de traître qui doit bientôt crever et qu’on doit envoyer pourrir dans son tombeau. Ce qui est inadmissible, c’est qu’on publie en Suisse des appels directs à l’assassinat d’un souverain étranger, qu’on invite les soldats à marcher non pas en Arabie contre les descendants du prophète, mais au palais d’Yildiz, qu’on fasse appel au poignard pour transpercer le sale cœur du Sultan, tout cela n’est plus de la discussion politique.

D’après Munir, les journalistes dont il s’agit sont d’ailleurs beaucoup moins des hommes politiques que de simples escrocs qui accepteraient trois cents francs pour prix de leur silence, sauf à recommencer.

Ce qui paraît surtout préoccuper Munir Bey, c’est le fait qu’avant-hier le beau- frère du Sultan, Mahmoud Pacha, venant d’Egypte, est parti pour Genève où il ne manquera pas de se livrer à des intrigues politiques, en sorte qu’il serait très désirable que les journalistes dont il s’agit puissent être éloignés de Genève.

J’ai répondu à Munir qu’il ferait bien de se rendre à Berne pour Vous exposer ce qui précède. Il s’y rendra le 15 mai. Il ne m’a d’ailleurs absolument rien demandé au sujet de Mahmoud, mais il avait, avec beaucoup de chaleur, je le répète, fait ressortir combien la vie internationale serait impossible si, malgré les différences dans les formes du gouvernement, on admettait, de la part de prétendus réfugiés politiques calmement installés dans un pays, des insultes ignobles et des appels à l’assassinat par la voie de la presse, à l’adresse d’un chef d’Etat étranger; il n’y a pas là une question de sympathie ou d’antipathie; ce genre de polémique n’est pas compatible avec la coexistence normale des Etats. Munir fait remarquer que l’opinion publique suisse, le jour où elle connaîtra les textes sur lesquels il fonde sa réclamation, comprendra certainement qu’il n’est pas plus possible de laisser traiter de la sorte le Grand Turc que tout autre chef d’Etat étranger.

Le raisonnement du Ministre ottoman contient, à mon avis, une forte part de vérité, si les textes qu’il me montrait ont été fidèlement traduits. Il contient une partie illogique à mesure qu’il dénie aux journalistes en question le caractère politique pour en faire de simples escrocs, et qu’il voit cependant en eux des auxiliaires du beau-frère du Sultan, Mahmoud Pacha, auquel il ne refuse pas le caractère de chef politique.

Il m’a paru de mon devoir de Vous relater cette conversation en vue des entretiens que Vous aurez forcément dans quelques jours avec Munir Bey. Je Vous serais obligé de me faire savoir s’il Vous convient que je continue à recevoir ici les doléances de Munir, dont je n’ai pas l’obligation de me faire le porte-voix auprès de Vous, et si Vous ne pourriez pas me donner pour instruction de l’engager à communiquer avec Vous directement ou par l’entremise du Chargé d’affaires de la Légation ottomane à Berne. Il n’y a pas de règle sans exception, mais je ne serais pas fâché d’avoir une règle de conduite générale.3

1
Lettre: E 2001 (A) 81.
2
Non reproduite.
3
Le Conseil fédéral avertit quatre Jeunes Turcs résidant à Genève. Cf. PVCF du 10 juin 1901 (E 1004 1/205 no 2386). Un de ces quatre sera expulsé.