dodis.ch/43081
Der schweizerische Gesandte in Paris, Ch. Lardy, an den Bundespräsidenten und Vorsteher des Politischen Departementes, E. Brenner1

confidentiel

Hier matin, j’ai fait une visite à M. Dervillé, Président des Chemins de Fer P.L.M., afin de savoir s’il aurait pu apprendre quelque chose des impressions gouvernementales françaises sur les résultats de la Conférence de Berne.

M. Dervillé m’a dit que, s’il était bien informé, les délégations des deux Pays s’étaient montrées assez coulantes et conciliantes en ce qui concerne le Frasne-Vallorbe et la Faucille. Il ne semblait pas qu’il y eût des difficultés insurmontables: les Français insistaient pour le Bussigny-Vallorbe; les Suisses répondaient que cette demande était tardive et aurait pu être examinée si les C.F.F. n’avaient pas construit la double voie jusqu’à Vallorbe; il a paru cependant possible de combiner une formule n’excluant pas, dans certaines éventualités de rendement de la ligne, soit la construction du Bussigny-Vallorbe, soit l’examen d’une concession tarifaire qui ferait bénéficier le public des taxes applicables, si cette ligne était construite. - De même, en ce qui concerne la Faucille, l’accord paraissait assez facile sur la promesse à donner par la Suisse de la concession à travers le Canton de Genève, avec internationalisation des trains via Faucille-Cornavin-Annemasse-Bouveret, au cas où la France trouverait les fonds pour construire le Lons-le-Saunier-Genève. Le partage du trafic entre les deux rives du Léman et l’engagement de recevoir les trains français au Bouveret ou à Saint-Maurice ne paraissaient pas soulever de difficultés bien sérieuses.

A ce propos, M. Dervillé m’a dit, et je Vous signale très spécialement ce point, qu’il avait fait part au Ministre des Travaux Publics de son étonnement de cette négociation française sur le partage du trafic entre les deux rives du Léman. Cette question est, dans la pensée de M. Dervillé, de la compétence exclusive de la Cie P.L.M. qui est de taille à gérer elle-même ses affaires et qui ne se considérera pas comme liée par les stipulations que l’Etat français aura pu conclure avec l’Etat suisse, à l’insu de la Compagnie; ces stipulations seront pour elle une «res inter alios acta».

A cette occasion, M. Dervillé a recommencé ses critiques habituelles contre la faute grave commise, selon lui, par la Suisse, de consentir au raccordement des deux gares genevoises.

Tout semblait donc, a continué M. Dervillé, marcher vers une solution relativement facile, lorsque M. Laurent, Président de la délégation française, a demandé, comme condition sine qua non d’accords ultérieurs, la construction du Moutier-Granges, et des arrangements spéciaux entre les C.F.F. et la ligne bernoise du Lötschberg pour la répartition du trafic venant de France par Delle.

D’après M. Dervillé, la Suisse aurait tort de se laisser intimider par cette demande. Les délégués fédéraux à la Conférence ont déjà répondu que c’était là une question intérieure suisse, exactement comme M. Barthou avait répondu, il y a quelque temps, à la Chambre des Députés, à M. Couyba, que le raccordement entre l’Est et le P.L.M., près d’Arc-Senans, était une question intérieure française. La Cie P.L.M. a les meilleures relations avec l’Est français et ne fera rien pour contrecarrer les désirs de l’Est, mais M. Dervillé croit savoir que «derrière la demande de M. Laurent, on trouvera beaucoup moins la Cie de l’Est que les gros actionnaires français du Lötschberg. La maison Lhoste a derrière elle, comme actionnaires, de gros entrepreneurs français qui ont réussi à intéresser un Ministre à leurs actions du Lötschberg». - M. Dervillé ignore si «ce Ministre est celui des Finances ou celui des Travaux Publics. Il finira bien par le savoir. De nos jours, c’est ainsi que se font les affaires. Ce n’est pas l’intérêt de la France qui est en cause, mais certains intérêts de financiers français». - Il est bien entendu que cette opinion a été formulée à titre archi-confidentiel et amical.

Hier soir, j’ai rencontré chez un de mes Collègues, le Ministre des Affaires étrangères, M. Pichon, que j’avais invité à déjeuner chez moi hier matin et qui s’est excusé de n’avoir pu accepter cette invitation parce qu’il avait un engagement antérieur chez M. Bénac, Administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas: le Ministre des Affaires étrangères m’a dit qu’à ce déjeuner il s’était trouvé avec M. Turettini, Directeur de la même Banque et frère de M. le Conseiller national Turettini, Président du Comité Genevois de la Faucille. Comme M. Pichon est Sénateur du Jura, et comme on a parlé à diverses reprises d’une combinaison financière pour la construction du Mont-Blanc et de la Faucille avec le concours de la Banque de Paris, et en dehors du P.L.M., je Vous signale cette conférence dinatoire. J’ajouterai que la Banque de Paris, grande puissance financière, ne tient pas à se brouiller avec le P.L.M., autre grande puissance financière, et que le même M. Bénac est venu demander à M. Dervillé si sa Cie avait des objections à ce que la Banque de Paris participât à une Société d’études pour le Mont-Blanc et la Faucille. M. Dervillé a répondu qu’il n’aurait rien demandé de son chef à la Banque de Paris, mais que, puisque celle-ci le questionnait, il n’hésitait pas à répondre que le P.L.M. considérerait cette participation comme désobligeante. M. Bénac aurait alors déclaré qu’il ne s’occuperait pas de l’affaire.

Il y a cependant là quelque chose à surveiller.

A cette même soirée, j’ai été accosté par M. Caillaux, Ministre des Finances. Comme je ne sais rien, en dehors de ce qu’ont pu dire les journaux, de ce qui s’est passé à la Conférence de Berne, j’ai affecté de l’entretenir seulement des récents accords monétaires, en me félicitant de leur signature imminente. Je voyais bien que M. Caillaux voulait me parler de Chemins de Fer, mais je voulais l’obliger à prendre l’initiative. C’est ce qui a eu lieu. Le Ministre des Finances a commencé en disant: «Eh bien! nous allons recommencer le 12 Mai à Berne. Les invitations sont lancées.» J’ai répondu que je n’en avais pas reçu l’avis; que je devais aller à Berne dans deux jours pour une affaire de justice militaire et que probablement on ne m’avait pas envoyé les derniers renseignements parce qu’on était avisé de ma prochaine venue. - «Puisque Vous allez à Berne, a repris M. Caillaux, dites bien au Conseil fédéral que nous attachons le plus grand prix au Granges-Moutier. La ligne par Vallorbe est intéressante, mais elle n’ajoute rien au trafic des chemins de fer français; c’est une amélioration intéressante du tracé de Mouchard au Simplon, mais cela n’apportera pas une tonne sur les lignes françaises. Le Granges-Moutier, au contraire, attirera sur les rails français du trafic belge, qui gagne aujourd’hui le Gothard par le Luxembourg et 1’Alsace-Lorraine. Il existe à cet égard des tableaux graphiques très suggestifs. En outre, d’importants capitaux français sont engagés dans le Lötschberg, et nous désirons leur apporter du trafic, alors qu’il n’y a pas de capitaux français engagés dans le Gothard. Votre Gouvernement sera tôt ou tard appelé à racheter le Lötschberg: entre nous, il ferait mieux de le racheter tout de suite et de le construire lui-même convenablement, au lieu de le laisser construire par des entrepreneurs qui en sont les principaux actionnaires et qui travailleront au rabais, ce qui Vous obligera tôt ou tard à d’importants travaux de réfection, quand Vous aurez racheté. Le Granges-Moutier est pour nous bien plus important que le Frasne-Vallorbe, parce qu’il attirera du trafic nouveau sur les rails français, ce que ne fait pas l’autre ligne. Ne manquez pas de dire tout cela à Berne».

J’ai répondu que n’ayant pas reçu d’instructions depuis la séparation de la Conférence, je ne pouvais émettre d’opinion officielle ou officieuse, mais qu’il me semblait personnellement que tout cela était bien gros et que si l’on voulait aboutir il eût été peut-être plus prudent de ne pas toucher à tant de choses à la fois; que cela risquait de faire naître chez nous l’opinion qu’en réalité la France, en demandant tout, ou presque tout, avait plutôt pour but d’enterrer l’affaire et que depuis longtemps, le Ministère des Finances passait pour n’avoir qu’un désir médiocre de mettre beaucoup d’argent dans les lignes d’accès du Simplon; que depuis longtemps l’histoire ou la légende attribuait cette arrière-pensée à M. Laurent.

M. Caillaux a répliqué en riant: «La légende n’est peut-être pas fausse. Vous savez, pour moi, je me contenterai très bien du statu quo. Le Figaro du 3 a publié une interwiew d’un membre de Votre Gouvernement, un peu désagréable. A ce propos, je tiens à Vous dire que si un accord est intervenu entre Barthou et le P.L.M. pour la construction du Frasne-Vallorbe, je n’ai pas été partie à cet accord; j’accepte le principe d’une subvention fixe de l’Etat, mais je n’ai pas encore accepté le chiffre convenu entre Barthou et Dervillé».

Ce matin, je suis retourné chez M. Dervillé et sans nommer M. Caillaux, je lui ai dit qu’on prétendait que le Ministère des Finances n’était pas d’accord sur la somme convenue entre le Ministre des Travaux Publics et la Compagnie. M. Dervillé a répondu: «C’est un peu fort! Caillaux m’a demandé d’aller le voir pour traiter du chiffre. J’ai répondu que j’irais, comme ami, chez lui tant qu’il voudrait, mais qu’officiellement, je devais traiter avec mon Ministre qui est celui des Travaux Publics. Par un ami sûr, j’ai fait demander à Caillaux quelle somme il acceptait. J’ai alors consenti à cette somme, pas à une autre, dans nos arrangements avec Barthou, arrangements qui sont définitifs, mais qui seront signés seulement après la fin de la Conférence de Berne. Caillaux est probablement vexé de n’avoir pas la satisfaction d’amour-propre d’avoir obtenu, lui, la concession que j’ai faite, et, cependant, c’est bien son chiffre que j’ai accepté à cause de lui».

J’ai eu l’impression que le P.L.M. avait obtenu un chiffre un peu plus élevé que les 6 ou 7 millions mentionnés dans ma lettre du 20 Mars au soir2. Par certaines nuances de la conversation, j’ai constaté que la subvention fixe de l’Etat serait supérieure à 7 millions.

Dans trois jours doit avoir lieu l’Assemblée générale des actionnaires du P.L.M. Diverses interpellations sont annoncées sur le Frasne-Vallorbe, et M. Dervillé est fort embarrassé de savoir ce qu’il doit ou peut dire, dans l’état de ses pourparlers confidentiels avec M. Barthou.

En résumé, Monsieur le Président, nous sommes en face de deux renseignements contradictoires:

le Président du P.L.M. dit: «Ne Vous laissez pas intimider par les demandes relatives au Granges-Moutier; ce n’est pas la France qui est là-derrière, ni même l’Est, mais seulement des financiers et des entrepreneurs qui ont réussi à intéresser un Ministre à leur affaire; on compte que Vous capitulerez au dernier moment, mais au fond on ne cassera pas ici pour cela, parce que Barthou veut enfin faire quelque chose et ce quelque chose c’est la ligne de Vallorbe.» -

et d’autre part, il y a l’assertion de M. Caillaux: «Vallorbe est pour moi secondaire; ce que je veux, c’est attirer du trafic sur les rails français de l’Est et pour cela il me faut Granges-Moutier et un partage du trafic au profit du Lötschberg, sinon il m’est assez égal qu’on ne fasse rien du tout nulle part.»

1
Schreiben: E 53, Archiv-Nr. 113.
2
E 2200 Paris 1/242.