dodis.ch/43728
Le Ministre de Suisse à Rome, G. Wagnière, au Chef du Département politique, F. Calonder1

Confidentielle

M. Orlando, Président du Conseil des Ministres, est rentré ces derniers jours de Paris. Je lui ai immédiatement demandé une audience suivant les instructions que vous m’aviez données dans votre lettre du 11 octobre2. Il m’a reçu hier, à la fin de l’après-midi, et j’ai eu l’honneur de lui remettre le pli dont vous m’aviez chargé à son adresse.

Le Président m’a accueilli par ces mots: «Vous vous souvenez que la dernière fois que je vous vis j’avais exprimé la conviction que notre prochaine entrevue aurait lieu dans des circonstances plus agréables. Vous voyez que je ne m’étais pas trompé. Je savais, mais je ne pouvais pas vous le dire, que le Procureur Général était convaincu de l’injustice du jugement de Gênes3 et qu’un jour ou l’autre le droit triompherait. Il n’a pas été nécessaire pour cela d’une action politique; il suffisait de transporter le procès dans une atmosphère plus sereine. Je me réjouis infiniment de l’heureuse solution de cette affaire.»

J’ai lu à M. Orlando le passage de votre lettre en italien où vous me chargiez d’aller le voir. Il en a été très touché et a voulu tout de suite ouvrir le pli que je lui remettais et prendre connaissance de son contenu. Il m’a chargé de vous exprimer, Monsieur le Président, ses remerciements les plus vifs. Il a appelé ensuite le Commissaire D’Amelio pour que je lui fasse part de ce que vous m’écriviez sur son compte.

Après cette petite scène toute amicale nous avons parlé de politique. Le Président m’a exprimé la satisfaction que lui causaient les événements actuels et en même temps la résolution de l’Italie, de concert avec ses alliés, d’aller jusqu’au bout et de ne pas se contenter d’une paix provisoire et fragile. «Soyez certain, m’a dit M. Orlando, que nous nous préoccupons en même temps de ne pas créer d’injustices et de ne pas semer les germes de futurs conflits. Cependant, notre peuple ne comprendrait pas qu’on ne donne pas à l’Italie la Dalmatie, terre historiquement italienne. Ce qui nous préoccupe c’est la partie allemande du Trentin. La nature a dessiné les limites de l’Italie. Elles sont marquées par la ligne des Alpes, mais nous ne nous soucions pas d’avoir chez nous une population allemande, assez nombreuse, et qui créerait en Italie un irrédentisme germanique. Ici je ne parle pas comme président du Conseil, mais comme simple citoyen. Que penseriez-vous si l’Europe donnait à la Suisse cette partie du Tyrol et en faisait un Canton?» Je ne m’attendais pas à cette proposition je l’avoue. J’ai répondu que je ne croyais pas que cette proposition trouverait un accueil favorable auprès de mon gouvernement. «Je m’attendais à cette réponse», a répliqué M. Orlando, et il a ajouté: «Vous trouveriez que cet accroissement de l’élément germanique en Suisse romprait par trop l’harmonie entre les différents éléments de la Confédération.»

Tout ce qu’il m’a dit me fait croire qu’il entrevoit le complet démembrement de PAutriche-Hongrie.

Au sujet de la Suisse, le Président m’a dit qu’il n’avait jamais douté de sa parfaite loyauté et qu’il s’était opposé aux énormes dépenses de l’Italie pour organiser sa défense sur la frontière suisse. Il a toujours été convaincu que ni les Allemands, ni les Autrichiens ne pourraient passer les Alpes à travers la Suisse.

Au sujet de la proposition de M. Orlando concernant le Trentin, je vous rappelle que le Député Bevione, il y a à peu près un an, m’avait écrit à Genève pour me demander si la Suisse ne consentirait pas à recevoir la partie allemande du Trentin et à accorder en échange à l’Italie une rectification de ses frontières du sud.

J’avais répondu à M. Bevione que la Suisse était une maison trop ancienne pour qu’on y changeât quoi que ce soit. Mais je crains bien que l’on cherche, dans certains milieux en Italie, à répandre cette idée. Quant à M. Orlando il ne m’a parlé d’aucune espèce de compensation, mais il a paru un moment assez embarrassé, et j’ai compris qu’il ne me disait pas toute sa pensée.

1
Lettre: E 2001 (B) 1, 81.
2
Non retrouvé.
3
Cf. à ce sujet no 410, note 1.