dodis.ch/43954
Rapport du Professeur Charles Borgeaud sur sa mission à Paris1

Parti de Genève le 12 février, après avoir eu le 9 et le 10 des entrevues avec M. le conseiller de Légation Lucien Cramer, qui m’a apporté à Genève les instructions verbales du Département politique, je suis arrivé à Paris le 13. M’étant rendu de suite à la Légation de Suisse, j’ai exposé à M. le Ministre Dunant le plan de mes visites, auquel il a donné son approbation. Il a été entendu entre nous, comme nous l’avions arrêté avec M. Lucien Cramer, que je rendrais compte aussi rapidement que possible des entretiens qui me seraient accordés à titre personnel et que le Ministre correspondrait lui-même à ce sujet avec le Département politique, me laissant le soin d’en mettre au net et d’en garder la rédaction pour être communiquée ultérieurement in extenso avec mon rapport.

J’ai été mis en présence de quelques-uns des personnages que j’avais à voir à un déjeuner qui a eu lieu, le dimanche 16 février, à Passy, chez le doyen de la Faculté de droit, M. Larnaude, second délégué français à la Commission de la Société des Nations.

Me trouvant à table à côté de l’ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris, M. Rousset, et du Président Venizelos, j’ai pu faire porter la conversation sur la situation de la Suisse et donner des renseignements qui ont été, je crois, nouveaux et bienvenus. Le Président Venizelos m’a parlé longuement de Genève, d’Eynard et de Capo d’Istria. - Assistaient à ce déjeuner, outre les représentants des petits Etats de l’Entente: les Ministres Politis (Grèce), Antonesco (Roumanie), Hymans (Belgique), etc., M. Léon Bourgeois et M. J. Brown Scott, secrétaire général de la Fondation Carnegie à Washington, attaché comme jurisconsulte à la Délégation américaine. J’ai obtenu ainsi, sans perdre de temps, plusieurs rendezvous précieux, pour la semaine suivante, notamment chez M. Léon Bourgeois2, chez M. Scott, chez M. Politis et à la Faculté de Droit. A ces entretiens, dont l’essentiel a été noté au sortir de chaque audience, sont venus s’ajouter des interviews également importants de M. Sidney Edward Mezes, directeur du service des renseignements de la Commission américaine et beau-frère du colonel House, auquel ce dernier m’avait adressé spécialement, de M. Herbette, du journal Le Temps, de M. Wickham Steed, récemment nommé directeur du Times, attaché politique à la Délégation anglaise et de Lord Robert Cecil, pour lequel j’avais reçu de Lord Bryce une lettre insistant très amicalement sur l’accueil à me faire. J’ai vu enfin, toujours à titre strictement privé, mon collègue et ami H. Hauser, de l’Université de Dijon, attaché au ministère français du Commerce et chargé des projets relatifs aux relations économiques de son pays.

Je me suis attaché, en général, moins à commenter notre avant-projet de Pacte et de Statut pour la Ligue des Nations, - qui ne paraît pas être encore sorti des bureaux du Secrétariat général de la Conférence, auquel il a été remis, et n’a par conséquent pas été examiné, - qu’à exposer notre point de vue relativement à la question de la neutralité perpétuelle de la Suisse, en remettant chaque fois le texte du Mémorandum du Conseil fédéral3 qui, j’ai pu également m’en convaincre, n’était pas encore arrivé à la connaissance d’aucun de mes interlocuteurs. Pour remédier à ce qui paraît avoir été un contretemps fâcheux, je me suis adressé au Directeur du Times, qui m’a donné les meilleures assurances d’appui auprès de l’opinion. Je lui ai remis notre texte en français et en anglais. Il m’a promis de le publier en bonne place, en sorte qu’il parviendra rapidement, je l’espère, au grand public européen.

L’impression générale qui résulte de mon enquête est que partout, sans exception, on désire voir la Suisse au sein de la Ligue des Nations, qu’on y tient même tout particulièrement et qu’on n’est pas éloigné d’envisager, pour elle, une place exceptionnelle en considération de son passé et de sa situation géographique et ethnographique spéciale. La question à élucider immédiatement est de préciser quelle peut être cette place. Les grandes lignes du plan présenté par la Commission à la Conférence de la Paix ne peuvent pas être modifiées. Le projet recevra des amendements importants dont plusieurs, tels ceux formulés par M. Léon Bourgeois au nom de la France, sont une condition d’adhésion. Mais l’ensemble subsistera, sauf résistance imprévue des Parlements nationaux. Il faut voir comment la Suisse pourrait entrer dans le cadre tracé, communiquer officieusement à l’un ou l’autre des gouvernements représentés à la Commission, sinon à ellemême, la solution que nous considérerions comme acceptable, éventuellement avec des variantes tenant compte des compléments et développements qui devront être apportés au projet de Paris, et demander à être entendus ensuite officiellement.

Dans l’entretien qu’il m’a accordé le jour de mon départ, Lord Robert Cecil, qui revenait de Londres où il a été vraisemblablement prendre des instructions, avec l’intention - je l’ai su par une conversation avec son compagnon de voyage, M. Wickham Steed - de s’occuper maintenant de la situation des neutres, m’a dit ceci:

«Si j’ai un conseil à vous donner, je vous engage à dire à votre gouvernement que la question des neutres va être examinée d’ici peu de temps, qu’il doit se placer en face des articles adoptés par la Commission de la Conférence et formuler ses demandes particulières sans tarder. Je crois qu’on pourra faire quelque chose, insérer certaines clauses spéciales concernant la Suisse, d’autant plus qu’on songe à elle comme siège central de la Ligue. Il faut préciser le système économique que vous jugez compatible avec votre neutralité historique: Mais je ne pense pas qu’on puisse aller au-delà de ce que je vous ai dit quant à l’exécution d’un blocus éventuel...»

- Quand faudrait-il qu’on se prenonçât?

«D’ici à la troisième semaine de mars au plus tard. Le Président Wilson doit revenir le 15. On se mettra sans doute à la question des neutres à son retour.»

- Seront-ils formellement invités à entrer dans la Ligue à ce moment?

«Ils le seront. D’ici-là, je propose à votre Gouvernement de faire connaître ses vues. Il peut s’adresser d’abord officieusement à l’un des gouvernements de l’Entente, s’il le juge préférable. Personnellement, je suis prêt à recevoir les communications que vous pourriez m’adresser.»

La question du siège des autorités de la Ligue, qu’il est très sérieusement question, comme j’en ai reçu l’assurance d’autre part, de placer en Suisse, est évidemment liée à celle de la place qu’on peut nous faire. J’ai l’impression qu’à cet égard nous avons un intérêt majeur à nous tenir sur la réserve. Etre le siège de la future capitale internationale sera un grand honneur, mais aussi une charge pour un pays comme le nôtre. Il faudrait exterritorialiser un point de notre pays, modifier à cet égard le statut politique d’un de nos cantons, etc. Si l’on place cette capitale dans les limites de notre territoire, il ne faut pas que l’industrie hôtelière y soit seule intéressée, il faut que notre peuple y sente un hommage à son effort séculaire, à son idéal de fédération et de démocratie et que notre nation, triple et une, y obtienne une mission conforme à cet idéal. Cette mission, elle peut la trouver dans l’organisation d’une chancellerie telle que la prévoit notre avant-projet de Statut, ou dans le développement des services spéciaux d’un Secrétariat, développé conformément à l’art. 5 du projet adopté à Paris, et dans la part qu’elle pourrait avoir à l’initiative des médiations futures.

Se placer sur le terrain de la Déclaration du 20 novembre 1815, sans en solliciter une confirmation inopportune et superflue, faire état de la situation exceptionnelle qu’elle a créée à la Suisse et qu’un siècle de respect mutuel des engagements pris a consacrée à jamais, demander d’être reçus dans la Ligue des Nations, sans autre restriction de notre neutralité traditionnelle et constitutionnelle que celle qui résultera d’une définition des obligations d’ordre économique que comporte nécessairement toute adhésion à la confédération nouvelle, me paraît une ligne de conduite qui peut être suivie avec succès.

On verra, par le détail des conversations que j’ai rédigées de souvenir4, qu’elle n’a semblé inacceptable à aucun de mes interlocuteurs.

La situation, comme l’a remarqué mon collègue de l’Université de Dijon, le professeur Hauser, est évidemment compliquée pour nous par le fait que les Alliés en rédigeant leur projet de Ligue des Nations ont prévu une période transitoire pendant laquelle les puissances de l’Europe Centrale auront à «faire antichambre». Mais cette période doit être limitée par l’exécution des conditions de la paix. Elle peut être restreinte par les circonstances de la conclusion et, en tout cas, il faut envisager non le présent seul, mais l’avenir. Au moment où les vaincus de 1918 entreront dans la confédération future sur un pied d’égalité avec les vainqueurs, le rôle de la Suisse, restée neutre, deviendra de première importance pour le rétablissement définitif des relations internationales dans tous les domaines.

1
E 2001 (B) 8/3.
2
Le compte rendu de cet entretien est reproduit en annexe.
3
Cf. no 177.
4
De ces conversations n’est reproduite en annexe que la note sur l’entretien avec L. Bourgeois.