dodis.ch/44075La Division des Affaires étrangères du Département politique aux Légations de Suisse1

Le Conseil fédéral, sur la base de nouvelles propositions du Département Politique, a discuté à diverses reprises la question du Vorarlberg, mais n’a pas encore pris de décision au sujet de l’attitude qu’il y avait lieu d’adopter à l’égard de la réunion éventuelle de cette province à la Suisse. En attendant, nous faisons notre possible pour faciliter le ravitaillement de la région. L’Entente a cessé de s’engager à nous restituer les vivres dont nous faisions l’avance et nous avons déjà fourni au Vorarlberg quinze jours de ravitaillement à nos risques et périls. Nous étudions la manière de prolonger cette assistance pendant deux mois encore. Nous chercherons naturellement à obtenir le remboursement par l’Entente, mais nous envisageons aussi la possibilité de procéder à ce ravitaillement sur nos propres réserves, si cela devait être nécessaire.

La presse publie que le Gouvernement bolchevik de Municha été renversé et que le Gouvernement de M. Hoffmann a repris en main le pouvoir. Nous n’avons pas reçu de confirmation officielle: Munich est restée entièrement coupée de tout contact avec Berlin et avec la Saxe.

En Saxe, la situation est très mauvaise. Le 13, au cours de combats dans la rue, la foule se saisit du Ministre de la guerre Neuring, le seul ministre énergique du Gouvernement saxon et le lança dans l’Elbe, où il fut achevé à coups de fusil. On considère la situation à Dresde comme grave, car les communistes, sous l’influence d’éléments russes, cherchent à y organiser le régime des Conseils. Des troupes allemandes seraient en marche sur Dresde, pour y rétablir l’ordre.

A Düsseldorf, des nouvelles du 12 nous parlent de la grève qui continue et de violents combats dans les rues contre les Spartaciens et les troupes du Gouvernement. Chez Krupp et dans le district de la Ruhr, les grèves diminuent. A Berlin, les grévistes négocient. A Görlitz, on cesse le travail. A Dantzig, la situation s’est améliorée.

A Berlin, on marche toujours plus à gauche. Mais on espère encore rétablir la situation si les vivres et les matières premières arrivent vite. Le Gouvernement central s’est consolidé au point de vue de la police et de l’armée. On dit que la retraite du Ministre des Finances Schiffer est due au fait qu’il n’agissait pas assez énergiquement contre les enrichis de guerre et contre la fuite de leurs capitaux à l’étranger. La presse allemande se plaint en effet de l’exode des fonds et des objets de valeur vers la Suisse; elle prétend qu’un service régulier de contrebande serait organisé à cet effet.

A Berne, MM. Förster et Muehlen continuent à exercer, d’accord avec les représentants de l’Entente, une action antigouvernementale. Nous savons que M. Förster, représentant de la Bavière en Suisse, a prié le Gouvernement wurtembergeois de faire savoir à M. Hoffmann que les succès de Noske et le militarisme, sous quelque forme qu’il parût, ne pouvaient que nuire à l’Allemagne et que l’Entente n’approvisionnerait le pays que si elle n’y rencontrait ni Scheidemann, ni Spartacus. Ces Messieurs paraissent donc agir avec l’Entente dans un sens nettement hostile au Gouvernement allemand et chercher à discréditer les moyens militaires dont ce dernier peut encore disposer.

M. Förster ne fait d’ailleurs aucun mystère du fait que sa politique ne gravite pas dans l’orbite d’une Allemagne unie et déclare ouvertement «qu’il considère comme parfaitement juste la politique française d’un encouragement au fédéralisme allemand».

Nous savons que le Gouvernement de Stuttgart n’a pas approuvé le point de vue de M. Förster.

M. Förster s’intéresse en ce moment tout particulièrement à la situation alimentaire de la Bavière qui, à la suite des événements politiques de ce mois, est naturellement devenue des plus désastreuses. Il estime qu’il serait de la plus grande importance que le Gouvernement Hoffmann, en reprenant les rênes du pouvoir, fût en état de nourrir le peuple et de démontrer clairement qu’un Gouvernement civilisé, quel qu’il soit, provoque automatiquement un régime de ravitaillement et de vie favorable.

Nous étudions la question de savoir si, et jusqu’à quel point nous pouvons l’aider dans la réalisation de ce programme en le recommandant à l’Entente et en nous offrant comme intermédiaire.

M. Müller, représentant de l’Allemagne, s’occupe aussi de ce ravitaillement parallèlement à M. Förster, et, pour autant que nous en sommes informés, sans y vouloir mettre les conditions préconisées par son collègue bavarois.

De Vienne, les nouvelles du onze sont plutôt meilleures. La date du 15 avril est, il est vrai, toujours désignée comme celle de la révolution communiste, mais d’une part le fait que le Bolchevisme de Munich ne s’est pas développé en Bavière autant qu’on l’avait prévu, d’autre part l’opposition persistante des paysans bavarois et autrichiens à tout bouleversement, enfin et surtout la proximité toujours plus palpable du ravitaillement font hésiter les esprits et retiennent les éléments modérés. Le risque est toujours là et la peur aussi. M. Renner, effrayé des conséquences, déclare dans un interview que «le citoyen qui réclame l’occupation par les troupes étrangères se rend coupable de haute trahison». Quand on sait ce que pense réellement M. Renner, on peut se rendre compte à quel point il redoute de voir les communistes triompher et lui faire payer son attitude des dernières semaines.

Les connaisseurs les plus qualifiés de la situation restent très effrayés. Il y a en Autriche 65.000 gardes civiques, dont 32.000 à Vienne, et cette troupe est presque entièrement du côté de la Révolution. A Linz, il ne reste presque plus personne appartenant à l’ancien ordre de choses: partout des éléments nouveaux russifiés et violents. Le plus curieux est que l’Ambassadeur d’Allemagne lui-même semble envisager d’un bon œil l’occupation par des troupes étrangères. Bauer prend une attitude ambiguë, déterminée par son ambition personnelle.

Le 12, la presse autrichienne a publié officiellement un avertissement contre toute intrigue à l’intérieur ou à l’étranger au sujet de l’occupation de la ville de Vienne.

Les Puissances paraissent se préoccuper peu à peu davantage de la question de la réunion de l’Autriche à l’Allemagne et se rallier davantage au point de vue suisse, que la France était à l’origine seule à partager. L’Italie reste naturellement du côté opposé.

De source américaine, nous savons que le 13 Sir Thomas Cunningham a informé officiellement et solennellement M. Bauer qu’il arrêterait net le ravitaillement au premier désordre dans l’Autriche allemande. Il ajouta que cette décision du Gouvernement britannique était basée sur l’intérêt qu’ont les Alliés à conserver intactes les voies de communication qui, à travers l’Autriche allemande, conduisent aux territoires des nouveaux Etats alliés de l’Entente.

D’une manière générale, on est un peu moins pessimiste à Vienne cette semaine que la semaine dernière. On y a l’impression que Lénine et Trotzky se mangent entre eux et que le Bolchevisme se brûle lui-même en Russie. On ajoute que le régime actuel ne durera pas en Hongrie. L’approvisionnement de l’Autriche pourrait, dans ces circonstances, aider à rétablir la situation générale.

Le Gouvernement bolchevik de l’Ukrainea adressé à notre Consul et aux autres agents consulaires à Kief un ultimatum de dix jours, les sommant de lui donner avant le 11 avril, une réponse sur les points suivants:

Votre Gouvernement reconnaît-il officiellement le Gouvernement socialiste ukrainien des Soviets?

Êtes-vous officiellement muni de pleins pouvoirs pour exercer vos fonctions comme Consul?

Votre Gouvernement est-il prêt à garantir l’entrée dans son territoire des représentants du Gouvernement socialiste ukrainien des Soviets pour qu’ils y exercent leurs fonctions?

Nous n’avons pas chargé notre Consul de répondre à cette sommation, qui nous est arrivée le onze.

A la Conférence de Paris, les Français se plaignent que les Anglais et les Américains, sous le couvert de la théorie du mandat confié à la Ligue des Nations, cherchent à se partager tout l’Orient et à en évincer la France. Il semble avéré que Londres se sert du roi du Hedjaz pour combattre l’influence séculaire de la France en Syrie.

Ce désaccord entre alliés se complique encore d’une crise intérieure que l’on s’efforce de tenir secrète. S’il faut en croire certains échos, un grave conflit aurait éclaté entre M. Clemenceau d’une part et les trois maréchaux de France, soutenus par M. Poincaré d’autre part. Les militaires ont dressé un projet d’occupation à long terme de la rive gauche du Rhin et prétendent que l’exécution intégrale de leur plan constitue la seule garantie efficace du paiement par l’Allemagne des indemnités de réparation et la seule protection possible contre tout retour offensif d’un adversaire dont quelques années de paix suffiront à panser les blessures.

Pour des raisons de politique intérieure, le Président du Conseil s’oppose de toutes ses forces à un projet qui ferait poser sur la France des charges militaires aussi lourdes que celles d’avant la guerre, tandis que l’Allemagne serait délivrée du fardeau de la conscription.

En outre, les Anglo-Américains ne songent qu’à la reprise des affaires, alors que les Franco-Belges ne s’occupent que d’obtenir des réparations.

Le Président de la République, qui avait tiré un regain de popularité de ses discours d’Alsace et de Lorraine au moment de l’armistice, risque de le perdre à la suite des incidents survenus à l’audience du Conseil de guerre dans l’affaire Lenoir-Humbert-Desouches. L’avocat de Charles Humbert a fait naître dans tous les esprits une très forte présomption que M. Poincaré, par animosité personnelle pour le sénateur de son département de la Meuse, aurait cherché à lui faire lier partie avec Bolo pacha pour s’en débarrasser en le compromettant.

Il paraît de plus en plus certain que les partisans d’une intervention militaire en Russie n’ont guère de chance de regagner du terrain. Odessa est évacué.

Les Anglo-Saxons d’Europe et d’Amérique penchent toujours plus en faveur d’un arrangement avec les maximalistes, arrangement à la faveur duquel ils s’assureraient la maîtrise économique de l’Ancien Empire des Tsars. Certains Français en sont à se demander s’il ne vaudrait pas mieux les suivre dans cette voie plutôt que de s’exposer à les voir entrer définitivement dans des combinaisons avec l’Allemagne qu’ils n’ont encore que pressentie.

En Hollande on souffre des difficultés qui sont causées par l’arrangement commercial conclu en automne par les Pays-Bas avec les Alliés. En effet l’accord contient des dispositions spéciales réglant l’exportation des produits hollandais: à part les légumes frais et les poissons de mer, aucune denrée alimentaire ne peut être exportée sans autorisation anglaise. Cette prescription paralyse le commerce hollandais avec la Belgique, les puissances centrales et d’autres pays neutres. Et pendant que la Hollande voit son trafic commercial avec ses voisins quasi-paralysé, de nouvelles relations s’établissent sur son propre territoire entre l’Entente et l’Allemagne. Rotterdam devient en effet le point de ravitaillement de l’Allemagne, ce qui n’est pas d’ailleurs sans froisser la Belgique.

Le Gouvernement hollandais a donné à l’intérieur et à l’extérieur la plus grande publicité à l’adresse qui a été envoyée par la population unanime du Limbourg hollandais à la Reine.

La presse adjure le Gouvernement de ne pas tenir plus longtemps le peuple au secret et de lui dire franchement quelle attitude il prend à l’égard du Traité de 1839, de sa révision, de la participation de la Conférence à des questions hollando-belges. Elle assure que le peuple hollandais est parfaitement mûr pour la politique extérieure et sera pour le Gouvernement de la Reine un ferme soutien et un guide sûr.

En Italie, l’agitation ouvrière continue. Le 13, il y eut à Milan de sérieux désordres; on parle de morts et de blessés, mais la censure ne laisse rien passer. On assure que les socialistes sont très irrités.

La Chinea accrédité à Berne un nouveau ministre, à la suite de la signature d’un traité sino-suisse, traité qui n’a pas encore été approuvé par l’Assemblée fédérale. Le nouveau Ministre a présenté ses lettres de créance le 29 mars.

Le Gouvernement ottoman nous a demandé de désigner des personnalités suisses pour faire partie d’une commission d’enquête destinée à rechercher et à punir les auteurs des méfaits commis pendant la guerre à l’occasion de la déportation des Arméniens. Après nous être renseigné et avoir appris que d’autres pays neutres n’avaient pas accueilli cette requête, nous avons décidé que nous renoncerions à désigner les personnalités en cause.

Une délégation de Roumains de Transylvanie se trouve à Berne, où elle fait auprès des Légations Alliées et auprès de nous une vive propagande en faveur de la Roumanie, dont la domination serait, assurent ces Messieurs, souhaitée ardemment non seulement par les Transylvains de race roumaine, mais aussi par ceux qui tirent leur origine d’autres souches.

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Rapport politique (Copie): E 2001 (D) c 1/1919.