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Le Professeur W. E. Rappard au Chef du Département politique, F. Calonder1

Après 48 heures passées à Londres, je viens vous rendre compte des entrevues que j’y ai eues. Je dois voir encore quelques Messieurs ce soir, ce qui me permettra peut-être de compléter mon exposé, quoique je ne crois pas que je puisse apprendre grand’chose d’important.

1. Mes interlocuteurs.

a. M. William Martin est parti de Londres le lendemain de mon arrivée. J’ai pu cependant avoir avec lui une conversation qui m’a permis de préciser sur un certain point les indications qu’il vous avait fait parvenir par l’intermédiaire de M. le Ministre Carlin.

b. M. Parodiât Genève, est, comme vous le savez, le chef du Service des Traductions à la Société des Nations. Comme tous les documents importants passent entre ses mains et comme il s’est montré très désireux de collaborer à la mission dont vous aviez bien voulu me charger, j’ai pu apprendre, par lui aussi, quelques détails intéressants.

c. M. Van Hamei, le directeur hollandais de la Section juridique, s’est montré extrêmement bien disposé pour la Suisse. Il m’a parlé du Mémoire juridique2 dont on l’avait chargé à l’occasion de la décision de l’Assemblée fédérale.3 Ainsi que vous le verrez ci-dessous, nous n’avons pas lieu de nous inquiéter de l’interprétation qu’il avait donnée aux articles 21 et 435 du Traité de Paix. M.Van Hamel m’a fait un très grand éloge du Message du Conseil fédéral4, que j’ai d’ailleurs trouvé sur toutes les tables du Secrétariat Général de la Société des Nations. «Nous le consultons», me dit-il, «chaque fois qu’il surgit dans la pratique une question qui nous oblige à interpréter le Pacte. J’ai pu constater», poursuivit-il, «que la science juridique de M. Huber avait prévu toutes les difficultés pratiques que nous rencontrons sur notre chemin et nous avons toujours été amenés à trancher des questions dans le sens indiqué dans son Message. Aucun autre pays ne nous a fourni un commentaire qui puisse être comparé avec celui de M. Huber

d. M. Comert, chef de la Division de la Presse, fait le plus grand cas de son collaborateur M. William Martin, dont il a loué le jugement et l’indépendance. Il est l’un des partisans les plus actifs du transfert provisoire du siège à Bruxelles, mais il m’a déclaré, avec une sincérité dont je n’ai aucune raison de douter, qu’il souhaitait ardemment de voir le siège définitif établi à Genève et que, pour sa part, il n’en doutait nullement.

e. Sir Herbert Ames est le trésorier général du Secrétariat. Parlementaire canadien, il se distingue de tous ses collaborateurs par son âge qui lui vaudra sûrement une certaine autorité parmi eux. Cela est extrêmement heureux pour nous, car j’ai trouvé en lui un ami convaincu de la Suisse et un partisan très énergique du transfert direct du siège de Londres à Genève. Sa femme, qui connaît la Suisse pour avoir fait plusieurs séjours dans la clinique du Dr. Combe à Lausanne, partira la semaine prochaine pour Genève, où elle compte s’établir à l’hôtel Beau-Séjour à Champel.

f. M. Gilchrist est le seul Américain qui reste actuellement au Secrétariat Général. Les autres sont tous démissionnaires ou en congé, ce qui est extrêmement regrettable pour nous. M. Gilchrist est l’assistant de M. Fosdick, le Sous-Secrétaire Général américain, actuellement à Washington. Avec mon ancien collègue de la Commission d’organisation de la Conférence Internationale du Travail, le Professeur Shotwell, M. Gilchrist est le seul Américain que j’ai rencontré ici.

g. Sir Eric Drummond avait bien voulu me fixer un rendez-vous, qui m’a permis de lui parler en toute tranquillité et en toute liberté hier après-midi. Ses sentiments à l’égard de la Suisse et de Genève sont toujours aussi amicaux, mais il paraît avoir été fortement travaillé par les partisans du transfert provisoire du siège à Bruxelles.

1. Lord Robert Cecil m’a permis de passer une bonne heure avec lui à son bureau ce matin. Il avait, avant-hier, interpellé le Gouvernement au sujet de son attitude dans la Société des Nations et je le trouvais fort satisfait de la réponse qu’il avait reçue.

2. Situation générale.

La confusion politique qui règne aux Etats-Unis a réduit presque à néant l’influence américaine dans le milieu de la Société des Nations. Par contre, l’intérêt que l’Angleterre et la France témoignent à l’institution nouvelle a grandi. Lord Robert Cecil m’a déclaré ce matin que Lloyd George, qui n’a jamais consacré beaucoup de soin à l’étude des problèmes de la Société des Nations, s’en montre cependant partisan déclaré. Il en reconnaît la nécessité politique et il est tout disposé à permettre à son Gouvernement d’appuyer fortement l’institution nouvelle. Comme je m’étonnai devant Lord Robert Cecil de la déclaration faite l’autre jour par Lloyd George au sujet de la forme écrite du Pacte, il me répondit qu’il y a eu là une allusion à une discussion qu’il avait eue avec le Premier Ministre anglais à Paris. Lloyd George n’avait jamais été partisan d’une constitution non écrite pour la Société des Nations, comme il le paraîtrait d’après son discours à la Chambre des Communes. Mais il avait engagé ses deux délégués à la Commission de la Société des Nations, Cecil et Smuts, à travailler pour que cette constitution soit aussi simple et aussi générale que possible. «Lord Curzon», a dit Cecil, «sans être enthousiaste de l’idée de la Société des Nations, n’y est cependant pas hostile.»

Drummond m’avait déjà fait une déclaration analogue la veille.

Quant à Winston Churchill, il en est l’ennemi déclaré et il ne s’en cache pas. Par un membre du Ministère du Travail anglais avec lequel j’ai dîné hier soir, j’ai appris que la classe ouvrière britannique était, à de très rares exceptions, très favorable à la Société des Nations, mais que seuls quelques chefs particulièrement intelligents s’y intéressaient vraiment. J’ai appris aussi de la même source que Churchill et le clan militariste anglais reprochaient à la Société des Nations d’entraver les opérations de recrutement militaire dont il était chargé. Cecil m’a dit aussi qu’il avait de très sérieuses raisons de croire que Clemenceau, abandonnant son scepticisme primitif, attachait de plus en plus d’importance à l’œuvre nouvelle. Il résulte de tout cela que la Société des Nations qui, lors de sa création à Paris, était essentiellement une chose anglo-américaine est devenue maintenant une chose anglo-française.

3. Siège.

a. Position de la question.

Tous mes interlocuteurs m’ont assuré qu’il n’était dans l’intention de personne de transférer, à titre définitif, le siège de la Société des Nations de Genève à Bruxelles.

Drummond et Cecil m’ont catégoriquement déclaré qu’il faudrait pour cela, à leurs yeux, une décision unanime du Conseil. Mais s’il paraît y avoir unanimité quant à l’établissement définitif du siège à Genève, j’ai trouvé les esprits très partagés quant à l’opportunité d’un transfert provisoire. «Ce transfert», m’a dit Drummond, «ne pourrait en tout cas pas être décidé avant que la situation américaine ne soit éclaircie», c’est-à-dire, selon lui, vers la fin de janvier. On s’attend très généralement à la ratification du Traité de Paix pour le 1er janvier. Une séance préparatoire doit avoir lieu à Paris le 7. La principale question à l’ordre du jour sera celle de la Sarre.

Les baux conclus par le Secrétariat général de la Société des Nations à Londres arrivent à échéance le 1er janvier, mais ont été prolongés jusqu’au 31. Drummond et tous les autres interlocuteurs avec lesquels j’ai abordé ce sujet m’ont affirmé qu’en aucun cas ils ne songeaient à venir à Genève avant que la votation populaire sur l’entrée de la Suisse ne les eût mis à l’abri d’une expulsion possible.

b. Cause du transfert proposé.

J’ai recueilli sur les causes qui poussaient quelques-uns des membres du Secrétariat à demander le transfert provisoire du siège à Bruxelles des informations concordantes. Voici l’explication qui m’en a été donnée par ses partisans comme par ses adversaires:

La Société des Nations doit songer avant tout à vivre, c’est-à-dire à être prise au sérieux par les Gouvernements des principales Puissances. Il importe par conséquent que les négociations diplomatiques les plus décisives aient lieu dorénavant par son intermédiaire. A défaut des Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne sont les deux pays dont dépend actuellement l’avenir de la Société des Nations. Il faut donc tout faire pour que leurs premiers ministres ou, en tout cas, leurs ministres des Affaires étrangères participent aux délibérations du Conseil de la Société. Or, il est chimérique de penser que Clemenceau et Lloyd George consentent à se rencontrer à Genève, tant que la Société des Nations sera encore dans son état embryonnaire présent. En fixant le siège provisoire à Bruxelles, on augmenterait beaucoup la probabilité d’une rencontre au siège de la Société. La situation géographique de la Belgique et pour quelques-uns, les facilités qu’offrent les ambassades et les légations à Bruxelles, sont les seules circonstances qui militent en faveur de ce choix. Une fois que la Société des Nations aura pris plus de consistance, que les Gouvernements se seront habitués à négocier par son intermédiaire, que surtout les Etats-Unis y reprendront le rôle qu’ils ont momentanément abandonné et que l’importance politique de leur collaboration aura de nouveau augmenté, les avantages de Bruxelles diminueront par rapport à ceux de Genève. En attendant, et pour bien montrer qu’il ne s’agit que d’un transfert provisoire, plusieurs de mes interlocuteurs, et notamment M. Comert, m’ont dit qu’on songeait à commencer tout de suite à Genève les travaux d’établissement du siège définitif. J’ai cherché à déterminer quelle était l’influence politique qui poussait au déplacement prochain du siège provisoire. Ce n’est pas, comme j’étais tenté de le croire, l’Amérique. J’ai reçu, à ce sujet, les déclarations les plus catégoriques et les plus convaincantes. Ce n’est pas non plus, comme on cherche à le faire croire du côté français, les petits Etats neutres qui se révolteraient contre la tutelle britannique. Mais c’est très certainement la France qui s’impatiente en voyant la Société des Nations naître sur sol anglais et à l’abri, par conséquent, de son influence immédiate.

c. Objections.

A ceux qui prônaient Bruxelles, j’ai cherché à faire valoir les arguments suivants que j’ai d’ailleurs trouvés aussi dans la bouche de plusieurs personnes ici et notamment de Sir Herbert Ames. Les premiers ministres, lorsqu’ils voudront se rencontrer d’urgence, n’iront pas plus à Bruxelles qu’à Genève. Il faut prévoir, en conséquence, que le Conseil de la Société des Nations puisse se réunir tantôt ici, tantôt là, et surtout dans les principales capitales de l’Europe. Puisqu’en aucun cas, les principaux Gouvernements n’iront pour le début à la Société des Nations, il faut, me semble-t-il, que celle-ci aille à eux. D’ailleurs, ne sera-ce pas à Londres, qu’à défaut de Paris, les premiers ministres se rencontreront le plus volontiers? N’y a-t-il donc pas avantage à prolonger le provisoire à Londres jusqu’à ce que le définitif puisse être fixé à Genève. Troisièmement et surtout n’est-il pas évident qu’en transférant le siège provisoire de Londres à Bruxelles, vous donneriez au monde le sentiment d’une irrésolution fâcheuse, vous feriez naître en Belgique des espoirs certains, vous paralyseriez toute l’activité du secrétariat en vous baignant dans une atmosphère d’intrigues et enfin vous risqueriez de provoquer une décision négative de la part du peuple suisse.

d. Probabilités.

Il me paraît probable que le Secrétariat général restera encore deux ou trois mois à Londres. Drummond m’a dit qu’il ne voudrait pas fixer une date pour garder toute sa liberté de décision ou du moins de proposition. Mais par lui et par d’autres, j’ai très nettement le sentiment que le Secrétariat ne quittera en tout cas pas Londres avant le premier printemps. Si, à ce moment-là, la décision de la Suisse n’a pas été définitivement prise, nous risquerons fort de perdre, non seulement le siège provisoire, mais même le siège définitif. Malgré toutes les assurances contraires, en effet, je ne puis pas croire qu’il sera facile de déraciner le siège de Bruxelles, une fois qu’il y aura été installé pendant plusieurs années. Lord Robert Cecil et Sir Herbert Ames qui sont les partisans les plus décidés de l’établissement à Genève du siège définitif de la Société sont, pour cela aussi, les adversaires les plus intraitables de l’établissement provisoire à Bruxelles. A mon sens, le danger que nous courons actuellement de perdre le siège est réel, mais sauf imprévu et hésitation prolongée de notre part, au sujet de l’entrée de la Suisse, il doit pouvoir être écarté.

e. Mesures à prendre.

De toutes mes conversations et notamment de celles avec Cecil et avec Ames, il me paraît résulter que les seules mesures que nous puissions prendre pour écarter le danger de perdre le siège sont les suivantes:

a. Assurer la votation populaire dans le délai de deux mois qui suit l’entrée en vigueur du Traité de Paix. Sur ce point, tous mes interlocuteurs, amis de la Suisse, ont été unanimes et très catégoriques. «Nous comprenons parfaitement vos difficultés», m’a-t-on dit, «et le Conseil de la Société se contenterait sans doute de la déclaration d’accession de votre Gouvernement basée sur la décision des Chambres, mais la position de la Suisse sera incontestablement affaiblie si, à la fin des deux mois, elle se trouvait être le seul membre originaire dont l’adhésion ne sera pas encore définitive. Malgré toute notre bonne volonté et toute notre amitié pour la Suisse, il nous sera alors très difficile de repousser l’assaut des partisans du transfert à Bruxelles.» C’est là le langage concordant de Cecil, d’Ames et de Drummond.

b. Ames, qui a particulièrement étudié la question des communications ferroviaires, a été frappé de l’excentricité relative de Genève par rapport à Bruxelles et de la lenteur des communications entre Londres et Paris, d’une part, et Genève de l’autre. Il pensait qu’une déclaration du Gouvernement fédéral, par laquelle celui-ci s’engagerait à assurer un service très accéléré de Vallorbe à Genève, lors des réunions des Conseils, pourrait être utile. Je me permis de faire remarquer à Sir Herbert Ames que les retards étaient imputables beaucoup plus au réseau français qu’au réseau suisse. Mais j’ai ajouté que je ne doutais pas que le Gouvernement fédéral ferait tout ce qui dépendrait de lui pour assurer aux membres du Conseil un trajet aussi rapide que possible de la frontière suisse à Genève.

c. Lord Robert Cecil m’a demandé si nous ne pouvions pas provoquer, de la part des petits pays neutres, des démarches officieuses auprès du Secrétariat Général de la Société des Nations en faveur de Genève et contre le transfert à Bruxelles. «Vos meilleurs amis», me dit-il, «ce sont les Anglais. Mais ils sont particulièrement mal placés pour plaider la cause de la persistance du siège provisoire à Londres. Vous nous aideriez beaucoup en provoquant des déclarations dans ce sens d’autres Puissances.» Lord Robert Cecil comprit parfaitement la difficulté et la délicatesse d’une action pareille de notre part, qui pourrait difficilement rester secrète et qui risquerait de prendre une allure d’intrigues fort déplaisante. «Ne pourriez-vous pas aller voir ici à Londres», me répliqua-t-il, «les ministres de Norvège et de Suède par exemple, pour leur suggérer une idée semblable». J’ai transmis cette suggestion à M.le Ministre Carlin, qui s’est déclaré tout disposé à toucher un mot dans ce sens à ses collègues scandinaves, mais il voudrait en recevoir au préalable l’instruction de Berne. Pour moi, je crois que nous aurions tort de ne pas donner suite au conseil de Cecil, si les instruments diplomatiques dont nous disposons peuvent se prêter à une action aussi délicate.

3. Neutralité.

M. van Hamel, m’a confirmé ce que M. William Martin m’avait dit dès mon arrivée à Londres, à savoir, qu’il n’y avait nullement lieu de s’inquiéter de l’opinion qu’il avait exprimée dans son mémoire à ce sujet.5 M. van Hamel auquel l’arrêté de l’Assemblée fédérale6 avait été soumis pour qu’il détermine s’il comporte une réserve quelconque, a simplement voulu indiquer que notre déclaration relative à la neutralité perpétuelle comportait une constatation et n’ajoutait rien, par conséquent, au Pacte. Cette constatation n’est unilatérale pour M. Van Hamel qu’en tant qu’elle n’appelait pas de réponse de la Société des Nations. M. Van Hamel estime, comme nous, que la neutralité reconnue en 1815 est intégralement assurée sous le régime du Pacte, mais, comme nous aussi, il pense que la neutralité de 1815 est d’ordre purement militaire. La seule question qui paraissait encore le préoccuper était celle posée par la présence au siège de la Ligue d’un état-major militaire. [...]7

1
Rapport (Copie): E 2001 (B) 8/6.
2
Cf. no 196.
3
Il s’agit de l’arrêté du 21 novembre 1919, cf. no 168.
4
Il s’agit du Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale du 4 août 1919, cf. no 33.
5
Voir note l ci-dessus.
6
Voir note 2 ci-dessus.
7
Suivent des informations sur la situation aux Etats-Unis, l’admission de l’Allemagne et l’accession de divers Etats au Pacte de la Société des Nations.