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Le Ministre de Suisse à Rome, G. Wagnière, au Chef du Département politique, G. Motta1

La nouvelle de négociations entre la France et les Yougoslaves, derrière le dos de l’Italie, vient d’être démentie par le «Temps». L’opinion reste cependant très alarmée. On est toujours prêt ici à attribuer à la France les desseins les plus noirs et la guerre a rendu les esprits encore plus ombrageux et susceptibles. Je note, une fois de plus, que c’est en Suisse que les Yougoslaves répandent leurs nouvelles alarmantes.

De toute façon, l’opinion italienne éclairée se rend bien compte que la question de l’Adriatique sera pour l’Italie longtemps encore un sujet de préoccupations et peut-être le germe d’une guerre future. C’est pourquoi la neutralité suisse ne peut être que dans les vœux de l’Italie. Si un jour ou l’autre les Yougoslaves trouvaient un appui chez d’autres Puissances, il est de toute utilité pour l’Italie de pouvoir compter sur la neutralité de la Suisse. Etant donné la tournure que prend la question de l’Adriatique, la neutralité de la Suisse, au sein de la Ligue des Nations, est infiniment plus utile à l’Italie que la participation armée de notre pays dans cette même Ligue.

Tous les démentis ne serviront pas à rassurer l’opinion italienne qui reste convaincue que des négociations ont eu lieu à l’insu de l’Italie. Le «Giornale d’Italia» écrit: «Il reste à observer avec amertume que le Gouvernement d’une grande Nation alliée ait pu se prêter à des négociations de ce genre derrière le dos de l’Italie

La «Tribuna» écrit: «La politique de la France après la guerre a été déterminée par deux sentiments: défiance envers l’Italie et peur de l’Allemagne... M. Clemenceau a négocié un pacte secret en vue d’une future guerre contre l’Italie... La France remplace l’Autriche dans l’Adriatique entre Croates et Slovènes contre l’Italie qui l’a sauvée de la ruine extrême.»

L'«Idea Nazionale» s’exprime ainsi: «La réalité est que le France et la Yougoslavie préparaient, discutaient, perfectionnaient une alliance militaire. Cette alliance devait être dirigée contre l’Italie, en vue d’une guerre contre l’Italie, pour faire la guerre à l’Italie

Tel est le langage des plus grands journaux de Rome, vous devinez quel est celui des autres feuilles. La presse continuera à entretenir le public dans l’idée d’une trahison française.

Ces circonstances paraissent favorables à la reprise des relations avec l’Allemagne. Cependant, je note que l’attitude des Autorités à l’égard des biens allemands en Italie est toujours aussi sévère. Les séquestres continuent de façon impitoyable.

Dans ces conditions, on croit de moins en moins ici au succès de la Ligue des Nations. On n’y a, du reste, jamais cru. A la Consulta on reconnaît que dans aucun pays la question n’a été aussi mûrement étudiée qu’en Suisse, mais on considère notre travail comme inutile. Comme je vous l’ai toujours dit, ce n’est pas d’ici que partira jamais un projet de nouvelle organisation pacifique de l’Europe, et cela pour des raisons nombreuses et diverses. Cela ne veut pas dire que le projet ne doive pas aboutir et que les petits Etats, surtout, ne doivent pas y travailler de tout leur cœur. [...]2

Je viens de voir M. Luzzatti, ancien Président du Conseil. Il n’admet pas les démentis du Gouvernement français; il est convaincu que les projets yougoslaves ont été discutés et il considère ce simple fait comme un acte gravement inamical à l’égard de l’Italie. Il en était indigné et ses jugements ne me paraissaient pas plus modérés que ceux des journaux.

J’avais été consulter cet homme éminent sur la situation financière. Il m’a paru très noir au sujet de la crise italienne. Quand je lui ai parlé des difficultés que la hausse de notre change créait à notre industrie, il m’a répondu que ce n’était rien en comparaison de toutes les difficultés qui s’imposaient chaque jour davantage aux pays dont la valeur monétaire est dépréciée.

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Rapport politique: E 2300 Rom, Archiv-Nr. 20.
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Suit un passage sur les nombreuses missions militaires étrangères en Italie.