dodis.ch/46074
Le Ministre de Suisse à Paris, A. Dunant, au Chef du Département politique, G. Motta12

L’ouverture des hostilités en Ethiopie3, quoique attendue depuis fort longtemps, constitue un fait qui risque désormais de placer aussi notre pays devant une alternative très grave: fidélité à la lettre du Pacte de la Société des Nations – bien que les bases de notre accession soient profondément modifiées et que deux seulement des cinq Puissances désignées nommément à l’article IV comme Membres permanents du Conseil4 y siégeront probablement demain – ou retour à la politique de neutralité qui a trouvé une expression éclatante dans le mémorandum du Conseil fédéral du 8 février 1919 concernant la neutralité de la Suisse5. Je crois pouvoir affirmer qu’en France, nous trouverons de la compréhension pour notre situation.

M. Laval s’est félicité, après l’entretien qu’il a eu avec vous à Genève, de la ressemblance des vues entre les délégations française et suisse quant à l’action à déployer par la S.d.N. pour localiser un conflit lointain. Tout dépend, cependant, de l’Angleterre. Derrière l’optimisme que les porte-parole les plus autorisés du Quai d’Orsay croient devoir montrer, dans l’intérêt même de l’œuvre de conciliation devant se poursuivre tôt ou tard, il se cache, en réalité, une très profonde inquiétude. Elle se résume en une phrase: Est-ce que la Grande-Bretagne exigera des sanctions rigoureuses sous le couvert de la S. d.N., parce que l’amirauté croit le moment actuel plus propice pour un conflit dans la Méditerranée que ce ne serait le cas dans vingt ans, par exemple?Toutes assurances ont été, il est vrai, données, de part et d’autre, qu’on chercherait à éviter des incidents. Certaines sanctions conduisent, cependant, inévitablement à des incidents et à la guerre. Faut-il réellement que les membres de la S.d.N., fidèles à la lettre du Pacte, protègent et encouragent une action inspirée par les intérêts impériaux d’une très grande puissance? Tel est le problème qui pourra jeter des reflets sur les débats de l’Assemblée de la semaine prochaine. La délégation française au Conseil continuera à s’employer pour que les «sanctions» qui accompagneront la condamnation morale, jugée inévitable, soient graduées et espacées.

Comme première étape, on envisage, à Paris, une suspension des crédits accordés à l’Italie et aux Italiens, et un embargo sur les armes. C’est une mesure anodine, dit-on, qui n’aura pas de conséquence. La seconde étape consisterait en une défense d’exportation de certains produits minéraux dérivés du manganèse, le cas échéant de pétrole, peut-être déjà de charbon. Cette mesure sera plus sensible. Elle sera, cependant, également supportée par l’Italie. Comme troisième mesure, enfin, viendrait l’interdiction d’importer certains produits italiens. Cette mesure ne resterait peut-être pas sans une réplique qui affecterait les intérêts financiers des autres pays en Italie. Toutes les mesures que je viens d’indiquer seraient prises sans contrôle international. Leur application serait laissée au soin de chaque Gouvernement. Les sanctions qui iraient au-delà de ces trois séries de mesures conduiraient, de l’avis même du Quai d’Orsay, inévitablement à une rupture complète et à la guerre. La politique officielle de la France, à moins qu’elle ne soit désavouée cet après-midi par le Conseil des Ministres, tendra à limiter les dégâts. Mais la position de la France au regard de l’Angleterre est très difficile. A tout moment, on lui fait comprendre de Londres qu’une «indulgence» dans l’affaire éthiopienne créera un précédent dont il sera tenu compte plus tard...

Vous savez que la France était d’abord opposée au simple ajournement de l’Assemblée et que, contrairement à notre point de vue6, M. Laval eût préféré une clôture pure et simple des débats. Ceci en raison de l’inquiétude que peuvent inspirer les improvisations de certains délégués à l’Assemblée, comme M. de Valera et d’autres. Aujourd’hui, une évolution est en train de se produire. Handicapée dans le Conseil, nous croyons comprendre qu’elle souhaiterait presque trouver quelque appui à sa thèse de temporisation dans l’Assemblée. C’est la même raison pour laquelle j’estime pouvoir dire que nos revendications spéciales, si elles sont formulées, trouveront de la compréhension à Paris.

Certes, vous le savez entr’autres par nos précédentes communications, l’intérêt de la France à l’amitié italienne peut diminuer si l’Italie, sous la pression des circonstances, se rapproche de l’Allemagne. Aujourd’hui, le Quai d’Orsay n’écarte plus l’hypothèse, toujours redoutable pour la France, de la création d’un «Mitteleuropa». La ligne économique HambourgTrieste peut devenir une réalité dans quelques mois, et cela équivaudrait pour l’Allemagne à une guerre gagnée. Vous mesurez donc les inquiétudes de la France, rivée, malgré elle, à la Grande-Bretagne, mais ne fermant pas ses yeux au fait que le jeu des sanctions de la S.d.N., mis en œuvre pour la protection à longue échéance de la route britannique des Indes, puisse conduire à la reconstitution de deux alliances et à la formule de bascule et «d’équilibre» d’avant-guerre. La S.d.N., basée sur l’idée de l’organisation internationale, aurait donc elle-même favorisé un développement contraire à son esprit même. Le moment est peut-être venu où les petites Puissances, dont beaucoup, ne suivant pas notre sage exemple de réserve, ont renforcé tout simplement jusqu’ici les positions tactiques de la Grande-Bretagne, se verront amenées à lutter pour le maintien des véritables principes de la Société des Nations en Europe, en dénonçant les dangers d’une «guerre préventive» préparée sous le pavillon de la Ligue.

1
Annotation marginale de Motta: Ce rapport signéDunant est de M. Ruegger.
2
Rapport politique: E 2300 Paris, Archiv-Nr. 88.
3
Le 3 octobre.
4
Soit les Etats- Unis d’Amérique (qui n’avaient jamais adhéré à la SdN), l’Empire britannique, la France, l’Italie et le Japon (qui avait quitté la SdN en 1933).
5
Adressé aux Puissances représentées à la Conférence de la Paix. Cf. DDS vol. 7-1, no177, dodis.ch/44388.
6
Remarque marginale de Motta: Ceci n’est pas exact. Nous n’avons pas manifesté sur ce point un avis déterminé.