dodis.ch/46133
Le Ministre de Suisse à Rome, P. Ruegger, au Chef du Département politique, G. Motta1

Ayant été reçu hier soir par le Chef du Gouvernement italien pour la remise d’usage de la copie des lettres de créance, je vous ai télégraphié2 aussitôt après l’entrevue la teneur essentielle des déclarations de M. Mussolini.

L’accueil que le Chef du Gouvernement me réserva fut très cordial. Il est évident que nous avons parlé de l’œuvre à laquelle s’était voué mon prédécesseur et ancien chef, M. Wagnière, avec lequel M. Mussolini entretînt toujours des relations confiantes. Après quelques mots personnels de bienvenue et après avoir lu la copie des lettres m’accréditant en Italie, le Duce s’exclama, à propos de la clause finale (par laquelle le Conseil fédéral se recommande, avec les destinataires de ses messages, à la protection du Tout-puissant), que c’était là une bien belle formule. J’en ai relevé le caractère de très ancienne tradition.

Avec une vivacité de paroles et de gestes extraordinaire, M. Mussolini plaça ensuite immédiatement la conversation sur un terrain qui est fort éloigné de celui d’une prise de contact formelle, telle que l’avait prévue le Chef du Protocole en m’introduisant chez le Duce. «Je voudrais que vous sachiez d’emblée, disait-il, que je suis un ami de la Suisse, de toute la Suisse» (à deux reprises, il répéta les mots «di tutta la Svizzera»). «Non seulement aucune menace ne viendra jamais de notre côté, mais, en cas de danger, nous serons avec vous («io vi difendero»)». Ma remarque que c’était une des gloires de la Suisse d’avoir toujours su trouver les forces de se défendre trouva son assentiment vigoureusement exprimé: «So che le Vostre popolazioni, tranquillamente coraggiose, sapranno ben difendersi».

Puis vinrent des allusions à notre neutralité. «Dans la défense de votre neutralité, disait-il, vous avez surmonté des dangers; mais vous pouvez courir encore d’autres risques très graves. La Suisse est représentée au Comité des Dix-huit3, à Genève. Or, il faut qu’on sache – je viens de le déclarer à l’Ambassadeur de France4 – que, par une aggravation (inasprimento) des sanctions, on va vers la guerre. La Suisse se mériterait la reconnaissance du monde entier en déclarant, lors de la prochaine session du Comité, que maintenant il faut s’arrêter («La Svizzera si meriterebbe la riconoscenza del mondo intero dichiarando ehe adesso basta»).

Je crus devoir rappeler ici les lignes limpides de notre politique extérieure: Le principe de notre neutralité perpétuelle et séculaire – le Duce m’interrompit: «è la Vostra ragione di essere» – et le principe de la fidélité aux engagements pris. Sans l’un ou l’autre, rappelai-je, la Suisse n’est pas la Suisse. Or, parmi les engagements pris, se trouvent ceux qui furent assumés lors de l’accession de la Suisse à la S.d.N. et considérés universellement, notamment par l’Italie, comme compatibles avec notre neutralité, engagements qui, d’un commun accord, ont d’ailleurs été considérablement rétrécis dans le conflit actuel par une novation partielle et de fait de la Déclaration de Londres5 que vous avez réussi à faire admettre, au prix de grands efforts, à Genève.

M. Mussolini répondit qu’il comprenait parfaitementnoixe, ligne de conduite et il a, en particulier, reconnu, en des termes admiratifs, les efforts que vous avez personnellement déployés dans les Comités de la S.d.N. Mais il a répété qu’un «inasprimento» des sanctions conduirait à la guerre. («È il quarto mese ehe le sanzioni sono applicate. Si ha voluto punire l’Italia ehe pure era stata aggredita. Adesso basta. Se si va avanti cosi, l’Europa va verso la guerra»).

Puis vint une déclaration très importante dont je vous ai informé par télégramme. Le Chef du Gouvernement dit avoir informé l’Ambassadeur de France qu’une progression des sanctions entraînerait la sortie de l’Italie de la Société des Nations et l’absence de l’Italie de tout accord naval de Londres6 («allora io dichiaro scaduta la partecipazione dell’Italia alla Società delle Nazioni e non firmo il patto navale di Londra»). Il répéta qu’une initiative venant de nous pourrait beaucoup contribuer à détendre la situation et me pria de vous informer de sa manière de voir, ce que je promis de faire. J’ai relevé cependant combien il était délicat pour la Suisse, qui, certes, souhaiterait ardemment la fin de la situation actuelle, de prendre des initiatives et que, de toute façon, il fallait que nous tenions compte des obligations internationales indéniables. Quelle raison pourrait-il y avoir, à part de nouvelles tentatives précises de conciliation, pour justifier une déviation de cette ligne? Je vous transcris de mémoire la réplique immédiate de M. Mussolini: «La ragione è questa. Se si va avanti coU’inasprimento delle sanzioni, l’Italia esce dalla Società delle Nazioni – ehe sarà allora ancora meno universale –, il rischio délia guerra sarà grave, la Vostra neutralità in pericolo, gli impegni assunti in altre circostanze non possono legarvi». Quelques réserves de ma part me montrèrent que des arguments d’un ordre juridique n’avaient pas trop de prise sur l’intelligence bouillante du Chef du Gouvernement italien qui s’efforce, toutefois, d’apporter beaucoup de compréhension à notre point de vue.

L’entrevue, bien plus longue que j’avais escompté, se termina par l’invitation que m’adressa fort aimablement M. Mussolini à venir sans hésitation le voir personnellement chaque fois que cela paraîtrait indiqué.

A deux reprises, au cours de l’entretien, M. Mussolini fit allusion à ses déclarations à l’Ambassadeur de France. En me rendant chez le Duce, accompagné par le Comte Senni, j’avais, en effet, croisé M. de Chambrun dans une des antichambres du Palais de Venise. Il assura que «le Duce était magnifiquement en forme». L’Ambassadeur lui-même avait les traits défaits et parut presque essoufflé après un dialogue sans doute assez pénible.

1
Rapport politique: E 2300 Rom, Archiv-Nr. 36. Paraphe: RP.
2
Le télégramme du Ruegger est reproduit au no 214.
3
Cf. no 160, n. 1.
4
L. -Ch. de Chambrun.
5
Cf. no 145, n. 6.
6
Le 9 décembre 1935 s’est ouverte la Conférence de Londres pour la limitation des armements navals, en vue de remplacer le traité naval de Washington de 1922, conclu entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon.