dodis.ch/46918
Le Ministre de Suisse à Rome, P. Ruegger, au Chef du Département politique, G. Motta1

Ainsi que je viens de vous le faire savoir2, j’ai eu hier soir un entretien avec le Comte Ciano, Ministre des Affaires Etrangères. Malheureusement, comme presque toujours lorsque le Ministre des Affaires Etrangères prend l’initiative d’une entrevue, il s’est agi largement de questions de presse.

Le Comte Ciano s’est amèrement plaint dès le début de notre conversation de «l’attitude de la presse suisse à l’égard de l’Italie». En présence de mon geste de surprise et de ma réplique qu’au contraire j’avais pu constater moi-même que la grande presse de notre pays suivait depuis le début des hostilités une ligne de conduite sobre et digne, M. Ciano a maintenu très vivement son affirmation en disant que M. Mussolini, extrêmement susceptible sur ce chapitre et outré par ce qu’il lisait dans la presse suisse, l’avait chargé de me communiquer qu’au cas où l’état de choses actuel continuerait, il déclencherait, aux risques de créer de gros incidents, une campagne de presse violente à notre égard3.

Prié de préciser ses griefs, qui me paraissaient incompréhensibles, M. Ciano a dit qu’il s’agissait de commentaires, interrogations, de suppositions continuellement émises dans notre presse au sujet de l’attitude de l’Italie. Il se refusait à comprendre qu’à un moment où nous faisons nous-mêmes les plus gros efforts pour notre défense nationale, nos journaux tentent de scruter la politique de nos voisins. Toute discussion raisonnée sur ce point fut d’ailleurs vaine. M. Ciano a affirmé et répété ce qui suit: dans le moment diplomatique actuel qui est extrêmement délicat, même la France et la Grande-Bretagne, tout en étant bien plus directement intéressées que la Suisse, ont donné, par ordre supérieur, l’injonction au journaux de ne pas commenter l’attitude de l’Italie. Cette attitude, selon M. Ciano, est essentielle pour les pourparlers actuellement en cours. Seule, selon lui, la presse suisse continue, «avec une indiscrétion rare», à demander jour par jour si l’Italie est neutre, quelle forme a sa neutralité, combien de temps durera-t-elle, est-ce que les Puissances occidentales peuvent se contenter de cet état de choses, ces Puissances ne devraient-elles pas demander des gages à l’Italie, quel est le secours que l’Italie peut donner à l’Allemagne, quel est le trafic italo-allemand, l’Italie fait-elle un revirement complet ou non? etc. En conclusion, M. Ciano a affirmé et m’a prié de vous dire très instamment que ce genre de commentaires gênait l’action diplomatique en cours et dont le but était de prévenir une extension du conflit et, si possible, d’en hâter la fin.

Je dois dire que si l’exposé de M. Ciano avait été présenté avec plus de calme et d’une manière plus raisonnée, il y aurait beaucoup à dire en faveur de sa thèse. Preuve en est que M. François-Poncet m’avait lui-même dit - je vous l’ai référé dans un de mes derniers rapports politiques4 - combien il est nécessaire que les journalistes ne laissent pas trop courir leur imagination en ce moment. Et il peut dès lors y avoir un véritable intérêt à enrayer, si la chose est faisable, les questions et suppositions de nos journaux (la «Nouvelle Gazette de Zurich», par exemple, téléphone quatre fois par jour à son correspondant de Rome pour savoir «Italien ist wirklich neutral und auf welche Weise»? etc.). Ce qui est surtout déplaisant dans la communication que j’ai été prié de vous transmettre, c’est cette perpétuelle menace, peut-être suggérée par des agents italiens au dehors, d’une campagne de presse. A cet égard, j’ai dû répliquer très vivement en demandant au Comte Ciano sa parole qu’il ne cherchait pas lui un incident avec la Suisse. Il m’a donné aussitôt cette assurance - naturellement -, mais fut un peu déconcerté par ma demande. La question peut, en effet, malheureusement être posée ainsi. Bien que, pour l’instant, nous devions faire crédit à l’Italie et à ses tentatives, dont on doit admettre l’existence, pour enrayer le conflit, il ne faut tout de même pas entièrement écarter la possibilité d’une politique éventuelle qui consisterait, pour le Gouvernement de Rome, à se joindre à Berlin lorsque la situation lui paraîtrait favorable. Dans ce cas, la situation de notre pays peut devenir délicate, et il n’est pas superflu de marquer que nous ne serions pas dupes d’un jeu qui consisterait à parler tout à coup de «provocations suisses». La violence même des termes employés par M. Ciano, qui déclarait citer son beau-père, donne à réfléchir, et je vous prie de considérer aussi cet aspect de la question; ceci afin que nous ne soyons pas pris au dépourvu par une campagne de presse, au sujet de laquelle on ne manquerait pas de nous dire qu’on nous a «amplement avertis à l’avance».

Dans ce cas, notre réaction, je crois, devrait être immédiate, comprenant, par exemple, la saisie des journaux italiens injurieux à notre égard.

En outre, il y a lieu d’examiner s’il ne faudrait pas convoquer le Ministre d’Italie à Berne pour lui expliquer clairement les limites de compréhension auxquelles nous pouvons aller et que nous ne pouvons pas dépasser5. Pour l’instant, je répète que des avis de modération donnés à nos grands journaux seraient opportuns.

1
Rapport politique: E 2300 Rom/39. Annotation de Motta en marge: Le service de presse de l’armée doit être averti. Je suppose qu’il l’est déjà.
2
Par télégramme du même jour; E 2001 (D) 2/7.Cf. aussi E 2200 Rom 23/17.
3
Ruegger a ajouté à la main et sans précédents.Motta a marqué un point d’exclamation dans la marge de cette phrase. Selon son habitude, il a souligné maints passages de la lettre.
4
Non reproduit.
5
Annotation de Motta dans la marge: Ceci me paraît douteux.