dodis.ch/47030
Le Ministre de Suisse à Rome, P. Ruegger, au Chef du Département politique, M. Pilet-Golaz1

Très confidentiel2

Je saisis l’occasion du départ d’un courrier pour compléter les indications sommaires de ma dépêche du jeudi 2 mai3 et de mon R.P. no. 30 d’avanthier4, au sujet de mon dernier entretien avec le Comte Ciano.

A la fin de notre tour d’horizon des rapports italo-suisses, nous avons conclu - comme il vous avait été possible de conclure à la suite de mon récent rapport verbal à Berne - que, dans leur ensemble, les rapports italo-suisses se trouvaient dans une phase favorable.

Ainsi que je vous l’ai fait savoir, le Comte Ciano m’a paru, comme j’en étais sûr d’avance, très sensible à l’espoir que j’ai cru pouvoir exprimer, aussi en votre nom, qu’il «tiendrait bon» à son poste actuel. Je compte et souhaite vivement qu’à la fin de la période de votre Présidence, vous ayez l’occasion de le rencontrer.

A la fin de notre entretien et, je crois, avec quelques hésitations, le Ministre des Affaires Etrangères m’a dit ceci: «Je ne puis vous cacher que, surtout du côté allemand, on a manifesté ici des préoccupations qui ont été retenues (ceci avec un geste) en haut lieu, en raison du fait que chez vous les postes de commandement sont maintenant «réunis entre les mains de Romands» (circa la riunione dei posti di comando in Isvizzera in mano degli Svizzeri francesi).» Je m’empresse d’ajouter que le Comte Ciano ne paraissait aucunement se solidariser avec les bruits résultant de cette intrigue, et je considère plutôt comme amical de sa part qu’il m’ait signalé ces rumeurs, probablement dans le dessein d’avoir des arguments lui permettant de combattre l’intrigue.

Ma réponse, vous le pensez bien, était bien simple. Après avoir exprimé ma stupéfaction et avoir fait une nouvelle allusion aux bruits le concernant personnellement, et qui avaient visiblement une provenance étrangère, j’ai voulu reprendre, du moins rapidement, les faits à retenir: J’ai rappelé que, dans notre suprême magistrature, au Conseil fédéral, la Suisse romande n’avait pas actuellement sa représentation numérique traditionnelle, ayant retenu pour plus tard sa revendication à ce sujet. M. Ciano m’a alors immédiatement interrompu en disant qu’il s’agissait, d’après les indications qui avaient fait impression ici, surtout de l’Armée. Il m’a été naturellement très facile de prouver, ici encore, l’inanité de l’intrigue, en rappelant les fonctions attribuées au Colonel Wille et le fait que le Chef d’Etat-Major était Suisse allemand, et en faisant aussi allusion aux Commandants de corps. Il est évident, d’ailleurs, que je ne suis pas entré dans l’argumentation du Comte Ciano, car, à trois ou quatre reprises, j’ai souligné très vivement que toutes ces questions ne jouaient, aujourd’hui moins que jamais, le moindre rôle en Suisse, et que l’union nationale n’avait jamais été aussi parfaite. Vous me comprendrez si, enfin, je n’ai pu me retenir de sortir un argument qui a fait visiblement impression sur le Comte Ciano. Je lui ai dit que d’après tout ce qui s’était passé ces dernières années et tout spécialement après la violation de la Norvège et du Danemark, il y avait une irritation telle parmi tous les Suisses allemands qu’un des moyens de garder la sérénité relative, dans les limites humainement possibles, était... de parler aux Allemands par la voix de Suisses romands. M. Ciano m’a dit en riant qu’il me comprenait parfaitement, et j’ai eu l’impression que c’était peut-être l’argument qui a le plus porté. J’ajoute que cette conversation est intervenue au moment où même le grand public peut se rendre compte que les sympathies allemandes en Italie ont baissé jusqu’à un point qui n’a été atteint que rarement. Durant le concours hippique de la semaine qui vient de s’écouler et qui a réuni beaucoup de milieux de la capitale, politiques et autres, les Allemands ont eu les succès prévus grâce à leur méthode technique. Mais chaque insuccès de l’Allemagne a été salué par la foule, qui n’était pas celle de tous les jours, d’explosions de joie révélatrices. On ne peut penser que cette manifestation spontanée de l’opinion publique ait échappé ni au Chef du Gouvernement, ni aux innombrables Allemands actuellement à Rome. Chaque succès même médiocre de nos cavaliers a été, en revanche, applaudi avec une vivacité extraordinaire. Nous ne pouvons regretter qu’une chose, c’est que notre équipe, qui, dans l’ensemble, a fait cependant une figure assez honorable, n’ait pas eu le temps de s’entraîner davantage.

Si je passe à ces détails, c’est pour vous montrer que le Ministre des Affaires Etrangères, qui est assez sensible aux mouvements de l’opinion, paraît, au fond de lui-même, enchanté chaque fois qu’il peut éventer une intrigue de Berlin analogue à celles qui ont été dirigées contre lui-même.

1
Rapport politique: E 2300 Rom/40.
2
Ruegger a ajouté Secret à la main.
3
Non reproduit; cf. E 2001 (D) 2/120.
4
Non reproduit.