dodis.ch/47215
Le Ministre de Suisse à Rome, P. Ruegger, au Chef du Département politique, M. Pilet-Golaz1

Très confidentiel

J’ai l’honneur de me référer au message amical d’un contenu sérieux, que S.E. le Cardinal Maglione, Secrétaire d’Etat du Saint-Siège, m’avait prié dimanche dernier de vous transmettre, à l’intention du Haut Conseil Fédéral. Ce message2 tendait à vous signaler les préoccupations recueillies par le Saint-Siège et le Cardinal personnellement au cours d’entretiens avec des personnalités italiennes responsables, et au cours desquels Mgr Maglione a constaté des symptômes qu’il juge réellement inquiétants. Il m’a dit que dans l’exaltation actuelle «ces Messieurs» paraissaient capables d’une action violente à notre égard, en alléguant les prétendus faits qui ont fourni le prétexte de la dernière campagne de presse italienne3. Mgr Maglione m’a dit qu’il était important que le Conseil fédéral fût informé de ces dispositions inquiétantes pour pouvoir prendre à temps des mesures appropriées.

Je n’ai pas eu de peine à démontrer au Cardinal que la dernière campagne de presse représentait une véritable «montatura». Il en [sic] était aucunement surpris, mais n’a pas été rassuré, du moment que, disait-il, dans certaines circonstances, chaque prétexte était bon pour d’aucuns. Au cours de notre conversation, dans laquelle Mgr Maglione a démontré une fois de plus son amitié et sa bienveillance pour notre pays - ce dont je vous prierais de me charger de le remercier - le Cardinal m’a dit qu’évidemment «ces Messieurs avaient perdu la tête»; que nous vivions dans une époque où les notions de droit et de morale étaient écartées et que l’on avait tendance à considérer comme droit ce qui convenait, au moment même, aux puissants de l’instant.

Malgré cette appréciation de la situation, le Cardinal a voulu suggérer qu’indépendamment d’autres mesures que pourrait exiger la situation, pour que nous ne soyons pas surpris, le Conseil Fédéral use de son influence sur la presse pour que «même le prétexte d’une mauvaise action fût entièrement enlevé», et que, par conséquent, les rédactions des journaux fussent, si possible, invitées à ne publier, pendant quelque temps, que les dépêches officielles des deux parties belligérantes, en éliminant ou en restreignant les commentaires. C’est d’ailleurs une ancienne suggestion, dont je me suis permis de vous entretenir dès l’année dernière.

Je ne sais pas qui, du côté italien, a pu aborder les plus hautes instances du Saint-Siège; mais je n’exclus pas qu’au moment où la possibilité d’un bombardement a profondément consterné beaucoup d’esprits, les plus hauts membres du Gouvernement aient cherché un contact avec le Saint-Siège. Le Cardinal m’a d’ailleurs dit qu’il a immédiatement réagi contre les appréciations émises par ses interlocuteurs, en soulignant que, dans un pays libre, la presse devait pouvoir donner les deux sons de cloche. Il avait convoqué, pour une audience fixée immédiatement après la mienne, l’Ambassadeur d’ItalieAttolico, pour des avertissements et exhortations opportunes à «l’adresse du Gouvernement italien».

Cela vous indique avec combien de préoccupation pour nous le Saint-Siège a jugé la situation.

Entre-temps, la campagne de presse s’est brusquement arrêtée. Lorsque, lundi dernier, j’ai été convoqué chez le Sénateur Giannini pour la question complexe des Suisses du «Mezzogiorno»4 et des concessions financières sollicitées de nous, j’ai évidemment souligné l’impression désastreuse causée par la nouvelle campagne de presse. Je lui ai même dit qu’au regard des reproches, par ailleurs en grande partie infondés, faits à notre presse, il y avait des rumeurs incontestables mises en circulation par des personnes ayant même des accointances avec le Palais Chigi et ayant trait à des projets absurdes qui existeraient concernant le «partage de la Suisse». J’ai évidemment souligné la disproportion entre quelques voix isolées de presse et les élucubrations hostiles du genre de celles constatées dans la presse non imprimée de Rome. M. Giannini a dit que c’étaient là des fantômes, que la ligne du Chef du Gouvernement demeurait «linéaire», et il a fait une allusion aux intérêts économiques tant de l’Italie que de l’Allemagne.

Le hasard a voulu que quelques heures après, j’ai vu à déjeuner deux Sénateurs dont l’un, alerté par la campagne de presse à notre détriment, s’était adressé au Palais Chigi et précisément à la tête la plus équilibrée du Ministère qu’est M. Giannini. Or, j’ai pu constater que le Sénateur Giannini a rassuré mon interlocuteur pour l’instant, en soulignant à nouveau l’énorme intérêt italien au trafic à travers la Suisse, mais en ajoutant - et ceci est à noter - que luimême, M. Giannini, avait de graves préoccupations pour la Suisse au moment de la fin des hostilités et de la paix.

Quant aux bruits du partage de la Suisse dont je vous ai déjà entretenu et qui prennent les formes les plus grotesques, il y a, entre autres, le suivant, qui a circulé jusque dans les milieux de la Cour, très amis de la Suisse, et où il a provoqué de la consternation. Il s’agirait en particulier, au moyen du «partage», non seulement d’attribuer les régions de langue italienne ou soi-disant italiennes, à l’Italie, mais aussi de «dédommager» la France, à laquelle, en prévision d’un conflit quasi permanent avec l’Angleterre, on demanderait la cession en fait de la région de Lille et des côtes de la Manche.

On peut naturellement se demander qui a intérêt à laisser courir des bruits aussi absurdes. De toute manière, il est très important de ne pas se laisser impressionner par cette nouvelle forme de la guerre des nerfs. Par contre, après la réaction méritée contre la dernière campagne de presse italienne, il peut, en effet, y avoir avantage à engager nos journaux à s’occuper davantage, durant les semaines difficiles à venir, des nouvelles suisses, cantonales, de l’Armée, culturelles, etc. que des commentaires des progrès de l’une ou de l’autre des parties belligérantes.

1
Rapport politique: E 2300 Rom/41.
2
Cf. télégramme de Ruegger du 20 avril (E 2001 (D) 3/305).
3
Cf. No 32.
4
Cf. No s 14 et 26.