L’audience qui avait été demandée pour moi au comte Ciano, après avoir été retardée par des circonstances diverses, a enfin eu lieu à la rentrée du Ministre d’un séjour dans sa propriété de Livourne. [...]
D’emblée il est apparu que le but de l’entrevue qui m’avait été suggérée était, comme je le supposais, avant tout d’exprimer une fois de plus l’appréciation et la reconnaissance de l’Italie pour ce que fait la Suisse dans l’ordre des intérêts étrangers, activité dont l’Italie bénéficie dans une si large mesure. Le comte Ciano a eu, à cet égard, des paroles aimables et flatteuses.
[...] Les paroles aimables de M. Ciano à l’adresse de notre pays m’ont amené à lui dire qu’on avait été fort sensible du côté suisse aux déclarations concernant la Suisse dans son discours de la fin de mai devant les Commissions sénatoriales. Il m’a aussitôt demandé si j’avais eu connaissance du texte de ses déclarations. J’ai répondu que, vu le caractère non public de la séance où elles avaient été faites, il n’avait pas été jugé possible de nous communiquer ce texte, mais que deux de ses auditeurs avaient bien voulu m’en résumer le sens. M. Ciano a alors saisi sur un guéridon à sa portée un document imprimé (le texte de son discours) et m’en a lu la partie relative à la Suisse. J’eusse préféré qu’il m’offrît de me remettre ce texte; mais, quoiqu’il n’ait pu se méprendre sur la vivacité de mon désir de le posséder, il n’a pas poussé jusque là sa complaisance, d’où j’ai conclu que le caractère «secret» de la séance en question, que m’avait opposé l’un de mes informateurs, n’était pas un vain mot et que, décidément, le texte des discours prononcés dans de telles séances ne sort pas facilement des cartons du Ministère.
Je pouvais d’autant plus difficilement retenir le mot à mot de ce texte qu’il m’a été lu en italien. J’ai cependant pu constater que mes informateurs m’en avaient assez fidèlement rendu le sens, tel qu’il vous a été communiqué dans les rapports de la Légation du début de juin3. Trois points m’ont frappé au cours de cette lecture:
1. Alors que, d’après mes informateurs, le comte Ciano avait dit, dans son discours, que le Gouvernement n’avait rien à changer à sa «déclaration» du début de la guerre (respect de l’intégrité et de l’indépendance de la Confédération helvétique et mise à sa disposition du port de Gênes) le texte que m’a lu M. Ciano contenait le terme «impegno», qui peut se traduire aussi bien par engagement que par promesse ou assurance. Arrivé à cet endroit de sa lecture, il a levé les yeux et un doigt dans ma direction en répétant ce terme et en le traduisant en français: - «impegno»: «l’engagement».
2. M. Ciano a, dans son discours, qualifié d’«irréprochable» la manière dont le Gouvernement fédéral observe l’esprit de neutralité.
3. La sorte de «hint» fait à notre presse en souhaitant qu’elle s’inspire plus constamment et plus unanimement de l’exemple donné par le Gouvernement a été, en passant, commenté rapidement par M. Ciano en ce sens que c’était là moins l’expression d’un grief italien qu’une marque d’attention donnée à un grief «de la puissance alliée, à l’égard de qui notre presse n’est pas toujours très gentille».
Sa lecture terminée, le comte Ciano m’a répété, en accentuant ses paroles, que la nécessité, pour le bien de l’Italie et pour le bien de l’Europe entière, d’une Suisse intacte, indépendante et neutre était un article immuable de son credo politique.
En résumé, tout, dans les propos qui m’ont été tenus, traduisait la préoccupation de donner le sens le plus favorable et le plus amical possible pour la Suisse aux déclarations faites fin mai devant les Commissions sénatoriales. [...]