Comme je crois vous l’avoir déjà dit, la décision prise par le gouvernement d’arrêter les déportations de Juifs en Transnistrie2 a paru d’autant plus surprenante que, peu de jours auparavant, le «BukaresterTageblatt» avait demandé un redoublement de rigueur, non seulement contre les enfants d’Abraham, mais contre tous les «Judenknechte», si haut placés fussent-ils.
Les journalistes allemands de Bucarest ne furent pas les moins étonnés de cette volte-face. Dans une conférence de presse qui eut lieu le 20 octobre à la légation du Reich, ils interrogèrent à ce sujet, en présence de 1’«attaché de police» Böhme3, M. Richter, conseiller spécial pour les affaires juives.
Ce dernier a répondu que le gouvernement roumain était libre de résoudre le problème comme il l’entendait. Il a nié que des dirigeants du Reich eussent préconisé les déportations, mais aussi qu’ils fussent intervenus pour les faire suspendre. «J’ai appris de Radu Lecca, haut commissaire aux affaires juives, qu’il avait lui-même demandé la suspension. Il estime, en effet, qu’il ne faut pas éloigner seulement quelques catégories de Juifs, mais qu’il faut les déporter en masse. Or, une opération aussi vaste demande du temps et des préparatifs. D’autre part, comme il est possible que la Transnistrie soit définitivement rattachée à la Roumanie*, la population autochtone de cette région ne désire pas qu’elle devienne une colonie hébraïque. Il faudra donc étudier l’envoi des Juifs au-delà du Bug.»
Le porte-parole de M. von Killinger ajouta que le cabinet de Bucarest s’était vu obligé d’ouvrir une enquête sur de nombreux abus et que, désormais, aucune mesure de déportation ne pourrait être prise qu’en application d’instructions élaborées par le gouvernement.
Il a répété que l’Allemagne se gardait d’intervenir dans les affaires roumaines. Quant à l’article du «BukaresterTageblatt», dont l’auteur, un sieur Müller, assistait à la réunion, il l’a qualifié, au cours d’entretiens particuliers avec divers autres journalistes, d’«excès de zèle regrettable». Depuis ce jour, l’organe nazi semble avoir modéré son antisémitisme.
Tout cela pourrait donner à penser que les Juifs se sentent un peu moins menacés. Il n’en est rien. D’après un rapport confidentiel de l’homme que la communauté israélite considère comme son véritable chef, l’Etat-Major Général conserve le pouvoir de punir par la déportation les moindres infractions commises par des Juifs dans le domaine des travaux obligatoires auxquels ils sont soumis et il ne renonce pas à faire usage de cette prérogative. D’autre part, les intéressés craignent de voir les Allemands exercer de nouvelles pressions sur le gouvernement roumain pour l’amener à reprendre bientôt ce que Berlin appelle une «politique active».
Le nouveau ministre des Finances, M. Neagu, qui se flatte d’avoir entraîné la majorité de ses collègues à se prononcer pour l’arrêt - au moins provisoire - des déportations, a dit à ses intimes que la décision du conseil avait été prise pour des motifs d’ordre intérieur, afin, surtout, de calmer l’opinion publique, émue de certaines atrocités qu’il n’avait pas été possible de nier. Il prétend qu’aucune intervention étrangère ne s’est produite. Tel n’est pas l’avis des milieux israélites, où l’on croit fermement que des influences du dehors ont joué un rôle dans la volte-face opérée par le gouvernement. «Il est possible, observe-t-on, dans les mêmes milieux, que le président du Conseil n’en ait rien dit. Mais les propos de plusieurs ministres prouvent qu’ils sont devenus très sensibles aux réactions de l’étranger. Les inquiétudes que leur inspire l’avenir du pays les incitent à prendre au sérieux les jugements portés sur leur politique dans les pays neutres et surtout chez l’ennemi.»
Si les déportations sont momentanément suspendues, les conditions dans lesquelles vivent les déportés n’en demeurent pas moins atroces. D’après les chiffres publiés par le «BukaresterTageblatt», 185 000 Juifs ont été arrachés à leurs foyers, l’année dernière, rien qu’en Bucovine, en Bessarabie et dans le département moldave de Dorohoi. La plupart sont morts soit de mort violente, soit de maladie, de froid ou de faim.
Récemment, les S.S. auraient massacré en Transnistrie tout un lot de Juifs de Bucarest.
Ceux que l’on ne tue pas n’ont pas le droit d’emporter de l’argent. Très souvent, on leur vole leurs bagages à main; parfois même les effets d’habillement qu’ils portent sur eux. Ils ont passé le rigoureux hiver de 1941-1942 dans des villages détruits, sans feu, sans vêtements chauds, sans aliments, voire quelquefois sans abri. On a interdit à leurs coreligionnaires restés dans le Vieux Royaume4 de leur venir en aide. Ceux qui travaillent reçoivent par jour un mark de Transnistrie, c’est-à-dire 36 lei. Or, une miche de pain vaut là-bas 300 lei.
L’ordonnance No. 32 du gouverneur de la Transnistrie dispose que les Juifs qui sortent de leurs ghettos seront considérés comme espions et fusillés. Les préfets, il est vrai, peuvent les autoriser à se déplacer, mais pour obtenir une autorisation, il faut quitter le ghetto et, par conséquent, s’exposer à la mort. De nombreux Juifs ont été «exécutés» pour s’être rendus au marché afin d’y vendre quelque objet pour se procurer du pain.
Les Roumains cherchent à s’excuser en rejetant sur les Allemands la responsabilité des excès les plus odieux. A ce propos, il n’est pas inutile de relever que des journalistes allemands, interrogés sur un récent massacre attribué aux S.S., n’ont pas nié le fait, mais se sont bornés à répondre que les Roumains, leur administration, leur armée et surtout leurs gendarmes avaient commis bien d’autres crimes.
Le regroupement des forces roumaines du front russe, promis à M. Mihai Antonesco, le 23 septembre, par Hitler et Ribbentrop, n’a pas encore commencé. Les Allemands invoquent, pour en retarder l’exécution, des «difficultés techniques».
Le refus de MM. Dinu et Georges Bratiano d’entrer dans le Conseil d’Etat que le maréchal Antonesco se propose d’instituer a tendu à l’extrême les relations de cette «dynastie libérale» avec les gouvernants actuels.
Naguère, M. Dinu Bratiano avait adressé au «Conducator» un mémoire sur la situation de l’armée, concluant au retrait d’une grande partie des troupes engagées en Russie. Antonesco lui avait promis de le discuter avec lui. Peu après, le vieux leader déclina l’offre d’un siège au Conseil d’Etat. Le maréchal, vexé, lui fit alors savoir que l’entrevue projetée était devenue sans objet. Il avait lu le mémoire et ne trouvait à y répondre que ceci: lui, Antonesco, en 1941, avait engagé dans la guerre contre la Russie une armée parfaitement préparée, alors que Jean Bratiano, en 1916, avait offert aux Alliés le concours d’une Roumanie faible et mal équipée; il n’avait donc pas à recevoir de leçons de la famille Bratiano. Furieux, M. Dinu Bratiano appela au téléphone le chef de cabinet du maréchal et lui tint ce langage: «Dites de ma part à votre maître que la «mauvaise» armée de 1916 nous a donné la Grande Roumanie: je voudrais bien pouvoir en espérer autant de la «bonne» armée de 1941.»
Quant à M. Georges Bratiano, il continue à répéter qu’il n’entrera ni dans un gouvernement ni dans un Conseil d’Etat tant que M. Mihai Antonesco conservera ses fonctions.
Le président intérimaire5, s’il faut en croire ses amis, se borne à répliquer: «En recherchant le concours de cet homme, qui n’a jamais siégé dans aucun ministère, je croyais lui faire honneur. Si je suis plus jeune que lui, je pense avoir acquis plus d’expérience et fourni un travail plus positif. Son outrecuidance ne m’intimide pas.»