dodis.ch/47440
Le Ministre de Suisse à Bucarest, R. de Week, au Chef du Département politique, M. Pilet-Golaz1

Confidentiel

Comme je crois vous l’avoir déjà dit, la décision prise par le gouvernement d’arrêter les déportations de Juifs en Transnistrie2 a paru d’autant plus surprenante que, peu de jours auparavant, le «BukaresterTageblatt» avait demandé un redoublement de rigueur, non seulement contre les enfants d’Abraham, mais contre tous les «Judenknechte», si haut placés fussent-ils.

Les journalistes allemands de Bucarest ne furent pas les moins étonnés de cette volte-face. Dans une conférence de presse qui eut lieu le 20 octobre à la légation du Reich, ils interrogèrent à ce sujet, en présence de 1’«attaché de police» Böhme3, M. Richter, conseiller spécial pour les affaires juives.

Ce dernier a répondu que le gouvernement roumain était libre de résoudre le problème comme il l’entendait. Il a nié que des dirigeants du Reich eussent préconisé les déportations, mais aussi qu’ils fussent intervenus pour les faire suspendre. «J’ai appris de Radu Lecca, haut commissaire aux affaires juives, qu’il avait lui-même demandé la suspension. Il estime, en effet, qu’il ne faut pas éloigner seulement quelques catégories de Juifs, mais qu’il faut les déporter en masse. Or, une opération aussi vaste demande du temps et des préparatifs. D’autre part, comme il est possible que la Transnistrie soit définitivement rattachée à la Roumanie*, la population autochtone de cette région ne désire pas qu’elle devienne une colonie hébraïque. Il faudra donc étudier l’envoi des Juifs au-delà du Bug

Le porte-parole de M. von Killinger ajouta que le cabinet de Bucarest s’était vu obligé d’ouvrir une enquête sur de nombreux abus et que, désormais, aucune mesure de déportation ne pourrait être prise qu’en application d’instructions élaborées par le gouvernement.

Il a répété que l’Allemagne se gardait d’intervenir dans les affaires roumaines. Quant à l’article du «BukaresterTageblatt», dont l’auteur, un sieur Müller, assistait à la réunion, il l’a qualifié, au cours d’entretiens particuliers avec divers autres journalistes, d’«excès de zèle regrettable». Depuis ce jour, l’organe nazi semble avoir modéré son antisémitisme.

Tout cela pourrait donner à penser que les Juifs se sentent un peu moins menacés. Il n’en est rien. D’après un rapport confidentiel de l’homme que la communauté israélite considère comme son véritable chef, l’Etat-Major Général conserve le pouvoir de punir par la déportation les moindres infractions commises par des Juifs dans le domaine des travaux obligatoires auxquels ils sont soumis et il ne renonce pas à faire usage de cette prérogative. D’autre part, les intéressés craignent de voir les Allemands exercer de nouvelles pressions sur le gouvernement roumain pour l’amener à reprendre bientôt ce que Berlin appelle une «politique active».

Le nouveau ministre des Finances, M. Neagu, qui se flatte d’avoir entraîné la majorité de ses collègues à se prononcer pour l’arrêt - au moins provisoire - des déportations, a dit à ses intimes que la décision du conseil avait été prise pour des motifs d’ordre intérieur, afin, surtout, de calmer l’opinion publique, émue de certaines atrocités qu’il n’avait pas été possible de nier. Il prétend qu’aucune intervention étrangère ne s’est produite. Tel n’est pas l’avis des milieux israélites, où l’on croit fermement que des influences du dehors ont joué un rôle dans la volte-face opérée par le gouvernement. «Il est possible, observe-t-on, dans les mêmes milieux, que le président du Conseil n’en ait rien dit. Mais les propos de plusieurs ministres prouvent qu’ils sont devenus très sensibles aux réactions de l’étranger. Les inquiétudes que leur inspire l’avenir du pays les incitent à prendre au sérieux les jugements portés sur leur politique dans les pays neutres et surtout chez l’ennemi.»

Si les déportations sont momentanément suspendues, les conditions dans lesquelles vivent les déportés n’en demeurent pas moins atroces. D’après les chiffres publiés par le «BukaresterTageblatt», 185 000 Juifs ont été arrachés à leurs foyers, l’année dernière, rien qu’en Bucovine, en Bessarabie et dans le département moldave de Dorohoi. La plupart sont morts soit de mort violente, soit de maladie, de froid ou de faim.

Récemment, les S.S. auraient massacré en Transnistrie tout un lot de Juifs de Bucarest.

Ceux que l’on ne tue pas n’ont pas le droit d’emporter de l’argent. Très souvent, on leur vole leurs bagages à main; parfois même les effets d’habillement qu’ils portent sur eux. Ils ont passé le rigoureux hiver de 1941-1942 dans des villages détruits, sans feu, sans vêtements chauds, sans aliments, voire quelquefois sans abri. On a interdit à leurs coreligionnaires restés dans le Vieux Royaume4 de leur venir en aide. Ceux qui travaillent reçoivent par jour un mark de Transnistrie, c’est-à-dire 36 lei. Or, une miche de pain vaut là-bas 300 lei.

L’ordonnance No. 32 du gouverneur de la Transnistrie dispose que les Juifs qui sortent de leurs ghettos seront considérés comme espions et fusillés. Les préfets, il est vrai, peuvent les autoriser à se déplacer, mais pour obtenir une autorisation, il faut quitter le ghetto et, par conséquent, s’exposer à la mort. De nombreux Juifs ont été «exécutés» pour s’être rendus au marché afin d’y vendre quelque objet pour se procurer du pain.

Les Roumains cherchent à s’excuser en rejetant sur les Allemands la responsabilité des excès les plus odieux. A ce propos, il n’est pas inutile de relever que des journalistes allemands, interrogés sur un récent massacre attribué aux S.S., n’ont pas nié le fait, mais se sont bornés à répondre que les Roumains, leur administration, leur armée et surtout leurs gendarmes avaient commis bien d’autres crimes.

Le regroupement des forces roumaines du front russe, promis à M. Mihai Antonesco, le 23 septembre, par Hitler et Ribbentrop, n’a pas encore commencé. Les Allemands invoquent, pour en retarder l’exécution, des «difficultés techniques».

Le refus de MM. Dinu et Georges Bratiano d’entrer dans le Conseil d’Etat que le maréchal Antonesco se propose d’instituer a tendu à l’extrême les relations de cette «dynastie libérale» avec les gouvernants actuels.

Naguère, M. Dinu Bratiano avait adressé au «Conducator» un mémoire sur la situation de l’armée, concluant au retrait d’une grande partie des troupes engagées en Russie. Antonesco lui avait promis de le discuter avec lui. Peu après, le vieux leader déclina l’offre d’un siège au Conseil d’Etat. Le maréchal, vexé, lui fit alors savoir que l’entrevue projetée était devenue sans objet. Il avait lu le mémoire et ne trouvait à y répondre que ceci: lui, Antonesco, en 1941, avait engagé dans la guerre contre la Russie une armée parfaitement préparée, alors que Jean Bratiano, en 1916, avait offert aux Alliés le concours d’une Roumanie faible et mal équipée; il n’avait donc pas à recevoir de leçons de la famille Bratiano. Furieux, M. Dinu Bratiano appela au téléphone le chef de cabinet du maréchal et lui tint ce langage: «Dites de ma part à votre maître que la «mauvaise» armée de 1916 nous a donné la Grande Roumanie: je voudrais bien pouvoir en espérer autant de la «bonne» armée de 1941.»

Quant à M. Georges Bratiano, il continue à répéter qu’il n’entrera ni dans un gouvernement ni dans un Conseil d’Etat tant que M. Mihai Antonesco conservera ses fonctions.

Le président intérimaire5, s’il faut en croire ses amis, se borne à répliquer: «En recherchant le concours de cet homme, qui n’a jamais siégé dans aucun ministère, je croyais lui faire honneur. Si je suis plus jeune que lui, je pense avoir acquis plus d’expérience et fourni un travail plus positif. Son outrecuidance ne m’intimide pas.»

1
E 2300 Bukarest/10. Celui-ci a noté: Ne pas reproduire. 4.11.42.
2
Région de l’Ukraine occidentale, située entre le Dniestr et le Bug, dont l’administration a été confiée en 1941 aux Roumains par le Reich. Sur la situation en Transnistrie, nous reproduisons ci-dessous quelques extraits du rapport rédigé par le conseiller de Légation B. de Fischer, à l’issue de son voyage dans cette région, du 21 au 26 août 1942 (E 2300Bukarest/10). De Fischer était le seul participant neutre à la tournée de propagande organisée par le gouvernement roumain pour le corps diplomatique en poste à Bucarest. Zweck der Reise: Nach einem Jahre Besetzung Transnistriens hatte die rumänische Regierung den Wunsch, den fremden Diplomaten und der fremden Presse Einblick in den Wiederaufbau dieser Provinz unter rumänischer Leitung zu geben. Dabei lag es ihr offenbar besonders daran, dem deutschen Gesandten zu zeigen, dass die rumänische Verwaltung imstande ist, selbständige positive Arbeit zu leisten, dies im Hinblick auf den Platz, den sich Rumänien beim Aufbau des neuen Europas sichern will. Der ganze Ausflug ist denn auch zu einer Art Inspektionsreise des Herrn von Killinger geworden, Inspektionsreise, die sich freilich auch dadurch etwas erklärt, dass Transnistrien noch rund 120000 sog. Volksdeutsche beherbergt. Statistische Angaben über Transnistrien: Transnistrien ist das Land, das zwischen dem Dnjestr, dem Bug und dem Schwarzen Meere liegt. Es deckt eine Fläche von rund 45 000 km2 und zählt eine Bevölkerung von ungefähr 2,2 Millionnen Menschen, wovon ca. 500000 Rumänen sind; 8/io der Bevölkerung ist weiblichen Geschlechtes, der Rest in der Hauptsache Knaben und ältere Leute, sowie eine beschränkte Anzahl Männer im wehrfähigen Alter, die teils aus der Gefangenschaft zurückgekehrt sind, teils sich während des Abzuges der russischen Armee versteckt hatten (namentlich Rumänen). Die übrigen Männer wurden von der russischen Armee mitgenommen. Der Boden, mit schwarzer Erde bedeckt, ist ausserordentlich fruchtbar. Rund 3 Millionen Hektaren können bebaut werden und zwar mit Weizen, Mais, Gerste, Roggen, Hirse, Sonnenblumen, Zuckerrüben, Hülsenfrüchten und Obst. Wälder sowie Weiden für das Vieh sind in genügendem Masse vorhanden. Bodenschätze gibt es keine. Das Land wird durch einige 30000 Mann rumänischer Truppen gehalten, was vollständig genügt, wenn man bedenkt, dass die Bevölkerung, wie gesagt, in der Hauptsache weiblichen Geschlechtes und sozusagen ohne geistige Elite oder Führung ist. Den rumänischen Truppen steht eine ganze Reihe deutscher militarisierter Landwirte zur Seite, die die wirtschaftliche Planung zu leiten helfen. Diese letzteren scheinen die eigentlichen Herren des Landes zu sein. Grundgedanke der Verwaltung ist es, aus dem Lande die grösstmögliche Menge Produkte zu ziehen, um einerseits das rumänische Heer an der Front zu ernähren, andererseits auch dem rumänischen Altreiche wertvolle Nahrungszuschüsse zu sichern. Der Wunsch, der transnistrischen, vom «bolschewistischen Joche befreiten» Bevölkerung ein besseres Los als bis jetzt zu verschaffen, kommt erst an zweiter Stelle.[...] Transnistrien ist ferner der Aufnahmeort für die aus dem alten Königreich deportierten Juden. Sie werden dort zu Zehntausenden einfach ausgesetzt und ihrem Schicksal überlassen. Sie können zwar im Strassenbau und in den Fabriken Arbeit finden, verdienen aber so wenig, dass sie verhungern müssen. Arbeitsunfähige Elemente haben überhaupt keine Aussicht auf Existenz. Tag für Tag geht eine Anzahl Juden elend zugrunde, was gewollt ist. Aussenpolitisch: Die Idee Deutschlands ist es, Transnistrien Rumänien als Entschädigung für Siebenbürgen[Transylvanie]zu geben. Die Rumänen lehnen dies jedoch ganz energisch ab und haben es während der Reise in ganz präziser Weise zum Ausdruck gebracht. Sie wollen in erster Linie das rumänische Siebenbürgen zurückerhalten und erst dann das transnistrische Problem diskutieren. Im Prinzip besteht Abneigung, Transnistrien dem Altreiche zu annektieren, da ja dieses Land in der Hauptsache russisch, das heisst dem lateinischen Rumänien fremd ist und die schlechten Erfahrungen mit der ebenfalls slavischen Dobrudscha nicht wiederholt werden sollen. Die rumänische Bevölkerung Transnistriens könnte nach der Meinung der Rumänen gegebenenfalls durch einen Bevölkerungsaustausch ins Altreich gebracht werden, wenn sie dies wirklich wünscht. Die rumänische Verwaltung bringt demzufolge immer wieder zum Ausdruck, dass sie sich nur vorübergehend in Transnistrien aufhält, dass sie nur die Produktion sichern, jedoch überhaupt keine Investitionen auf lange Sicht vornehmen will.
3
Cf. à ce sujet le rapport du Ministre de Week à Pilet-Golaz, du 24 septembre 1942: De plus en plus, la «Sigurantza» est aux ordres de la « Gestapo». Cette dernière vient même de s’introduire, à visage découvert, avec un cynisme tranquille, dans les rangs du corps diplomatique. J’ai reçu hier, avec la carte de M. von Killinger, celle d’un «diplomate» nouveau venu, qui s’intitule: « S.S. Standartenführer und Oberst der Polizei, Polizei-Attaché bei der Deutschen Gesandtschaft in Bukarest». * Note en bas de page, rédigée par de Weck: les milieux officiels roumains continuent à se défendre de vouloir annexer ce territoire.
4
Le noyau initial du Royaume de Roumanie, formé au milieu du XIXe siècle par l’unification des principautés de Moldavie et de Valachie.
5
M. Antonesco.