dodis.ch/47457
Le Ministre de Suisse à Stockholm, P. Dinichert, au Chef du Département politique, M. Pilet-Golaz1

Confidentiel

Je rapporte aujourd’hui quelques opinions et impressions recueillies dans le milieu de la haute finance suédoise.

L’Allemagne est dorénavant hors d’état de gagner la guerre. Cela ne veut pas nécessairement dire encore qu’elle en sera la complète vaincue, bien que cela paraisse aujourd’hui probable. Comment et quand cela se produirait-il? - S’il est prématuré de vouloir le préciser, il semble pourtant que d’ici un an, c’est-à-dire au début de l’hiver prochain, nous ayons des chances d’assister à la fin des hostilités en Europe et dans les régions voisines. Cela présuppose, il est vrai, l’élimination prochaine des forces axistes d’Afrique ainsi que la continuation et consolidation d’importants succès russes. Si le maréchal Smuts a annoncé le terme du conflit pour 1944 ou même plus tard, c’est qu’il entendait la victoire certaine telle qu’il la conçoit.

Les Américains surtout se préparent à la victoire et à l’immédiat après-guerre d’une toute autre manière que la précédente fois. Ils seraient, d’ores et déjà, décidés à séparer par un Etat tampon fort, la Pologne évidemment, les deux empires allemand et russe, comme ce fut le cas du temps de l’Etat ukrainien, de la Suède baltique, de la Turquie de ces parages, et avant les partages de la Pologne. Cette conception politique aurait vraisemblablement pour conséquence l’attribution de la Prusse orientale à la Pologne, ce qui libérerait pour elle Dantzig et ferait automatiquement disparaître le néfaste «corridor». La Pologne se verrait également attribuer la partie de la Haute Silésie revenue à l’Allemagne en 1922. Telles seraient les compensations offertes, aux dépens de l’Allemagne, à la Pologne pour la cession de sa partie orientale à la Russie.

Malgré les sympathies américaines pour les ci-devant Etats baltes et l’absence d’engagement à cet égard vis-à-vis des alliés russes, on admet dans le cercle dont je parle qu’il faudra bien céder aux exigences de Moscou et sacrifier les peuples baltes, sauf peut-être l’Estonie, dont le port de Reval partage, en hiver, le sort de Kronstadt et de Leningrad d’être bloqués par les glaces. Les ports lettons de Riga et surtout Libau, par contre, seraient indispensables à la Russie pour sauvegarder, en face de l’Allemagne, sa position dans la Baltique, qu’il s’agit de reconquérir et consolider.

Parmi les entreprises que les Etats-Unis prépareraient avec le plus de méthode et de détermination, il y aurait les secours immédiats à apporter dès la fin des hostilités aux pays aujourd’hui occupés, privés du nécessaire et de toutes réserves. Le premier souci sera celui de l’alimentation, le second, celui des matières premières et autres produits indispensables à la remise en marche de leur économie. Mes informateurs sont convaincus que l’Amérique subordonnera tous autres transports à ces actions urgentes, en leur réservant la totalité du tonnage à sa disposition. Les neutres, privilégiés à tous égards, telles la Suède et la Suisse, auraient à attendre, c’est-à-dire pourraient acheter, mais non pas embarquer, sans qu’il faudrait voir dans une pareille attitude d’inamicales dispositions à leur endroit. Elles feront bien, néanmoins, de se prémunir autant que possible contre les effets, quoique passagers, du programme d’assistance dont il s’agit.

Les Anglo-Saxons seraient, de plus, préoccupés et décidés d’empêcher, dans toute la mesure du possible, les massacres et autres actes de vengeance qui seraient Pinmanquable suite d’une défaite allemande dans les pays actuellement occupés avant tout. En Allemagne même, on laisserait peut-être une certaine épuration se faire par sa propre population, sans cependant tolérer que cela dégénérât en troubles durables. Parmi les autres pays, la situation serait, paraît-il, considérée comme particulièrement délicate en Hongrie, où il y aurait actuellement déjà des haines intestines farouches à l’état de compression. Partout donc où cela deviendrait nécessaire, des troupes américaines et britanniques iraient maintenir ou rétablir l’ordre intérieur.

Il est symptomatique de constater que d’éminents représentants de la finance suédoise se montrent relativement tranquillisés ou, si l’on veut, optimistes à l’égard de ce qui est communément appelé le danger bolcheviste d’après-guerre, du moins s’il est admis que le retour de la paix ne se fera plus attendre trop longtemps2. Les raisons en sont, d’une part, que le bolchevisme russe, qui avait commencé à évoluer dès avant la guerre, serait, celle-ci favorablement terminée pour l’empire russe, fortement teinté de nationalisme, qui est la force déterminante et combien puissante de la résistance russe à laquelle le monde surpris assiste depuis un an et demi. D’autre part, les pays européens éprouvés et appauvris par cette terrible lutte à mort seront mûrs, non point nécessairement pour le désordre et le déséquilibre, mais bien pour une socialisation étendue pouvant aller jusqu’à ressembler en certains endroits, au point de départ pour un avenir meilleur, à un communisme mitigé, imposé par la saignée économique excessive d’années de guerre. De la sorte, un rapprochement automatique se produirait entre le bolchevisme d’entre les deux guerres et les entorses à subir par le libéralisme économique et le capitalisme condamné d’antan. Ce serait la cause essentielle pour laquelle, ni la City londonienne, ni la Wallstreet new-yorkaise, n’exerceraient déjà plus guère d’influence sur les milieux politiques dirigeants des deux puissances anglo-saxonnes. C’est pourquoi encore l’élimination de sir Stafford Cripps du cabinet de guerre britannique est attribuée, dans le milieu financier stockholmois, à de claires raisons de politique intérieure et non pas, comme d’aucuns entendent l’interpréter, à une préoccupation latente de «se distancer» de Moscou, en saisissant la première occasion où les Anglo-Saxons sentiraient leur position fortifiée vis-à-vis des alliés moscovites.

La déportation subite vers des régions orientales d’un premier millier de Juifs norvégiens, y compris femmes et enfants, produit en Suède, très particulièrement dans l’Eglise, le plus désastreux effet, qui va lourdement peser sur l’esprit public de ce pays vis-à-vis des Allemands. On ne conçoit pas que ceuxci3 se laissent encore entraîner à des mesures inhumaines, universellement réprouvées, à un moment où il semblerait que le cours des événements dût commencer à leur inspirer plus de prudence et de maîtrise d’eux-mêmes.

1
E 2300 Stockholm/12.
2
Note en marge de Pilet-Golaz: On croit volontiers ce que l’on espère.
3
En marge de ce passage, Pilet-Golaz a noté: Ce ne sont pas les Allemands: ce sont les maîtres de l’Allemagne.