dodis.ch/48355Compte rendu du Chef du Secrétariat politique du Département politique, J. Cuendet1

Visite à Budapest de Monsieur Pierre Aubert, Conseiller fédéral, 8 au 11 novembre 1978. Entretien de Monsieur Pierre Aubert avec Monsieur Janos Kadar, Premier Secrétaire du Parti socialiste ouvrier hongrois au Comité central du PSOH, 10 novembre 1978, de 11 heures à 12 heures 302

Confidentiel

M. Pierre Aubert remercie M. Kadar de le recevoir. Il explique pour quelles raisons la Hongrie a été choisie pour ce premier voyage qu'il effectue dans un pays d'Europe orientale3. Il rapporte ensuite le contenu des entretiens avec M. Puja4 et vante l'atmosphère dans laquelle ils ont eu lieu. La Suisse est un petit pays pacifique qui attache la plus grande importance à la paix et à la sécurité européenne comme en témoigne son initiative de Montreux5.

Il a été convenu que la liste des propositions faites à Belgrade6 serait passée en revue par des représentants de deux pays.

En examinant la situation mondiale actuelle, nous avons eu d'intéressants échanges de vues, mais nous avons dû constater que nos positions divergaient sur certains points7.

Il n'existe pas de problèmes sérieux entre les deux pays8, mais certaines questions seront examinées en commun d'ici peu, notamment par la commission économique mixte qui se réunira l'année prochaine9.

M. Janos Kadar: Je retiens en particulier de ce que vous venez de me dire l'importance que vous attachez au dialogue. C'est ce dialogue qui nous permettra de développer nos relations de manière dialectique, c'est-à-dire qu'à un certain moment la quantité se change en qualité. L'importance est que nos entretiens se soient déroulés dans une atmosphère rayonnante.

La Hongrie se trouve en Europe centrale, dans une position très exposée. Depuis que l'État hongrois a été fondé, il y a environ mille ans, elle a été entraînée dans toutes les guerres européennes. Elle a été sous la domination turque, puis sous celle des Habsbourg pendant plusieurs siècles.

Ici même, à Budapest, pendant la dernière guerre mondiale, le Danube a été la ligne de front pendant les combats qui ont commencé à la veille de Noël 1944 et se sont poursuivis jusqu'à mi-février 1945. Tous les 2100 ponts de Hongrie ont été détruits.

Il n'est pas étonnant après cela que la Hongrie soit un pays épris de paix. Quant à ses structures sociales, il faut préciser que nous ne sommes pas un pays communiste. Nous voudrions bien l'être, mais il nous faudra encore un grand effort pour le devenir. Nous sommes un pays socialiste. On dit parfois que c'est parce que la Hongrie a été conquise par les Russes et qu'ils sont restés. Ce n'est pas si simple. Déjà en 1919 il y a eu une révolution qui a établi la dictature du prolétariat. La Hongrie a été une République des soviets pendant trois mois et demi. À l'époque, le régime soviétique se battait pour sa vie et ne contrôlait solidement que la région de Moscou. La vérité est que les anciennes classes n'étaient plus capables de se maintenir et que dans la situation très compliquée qui s'est produite alors, le prolétariat révolutionnaire s'est organisé et a créé son pouvoir.

Notre politique actuelle a deux buts:

  • 1. Construire une société basée sur les idées socialistes.
  • 2. La paix.

La Hongrie est comme la Suisse, elle n'a pas d'ambitions colonialistes. Pour la paix, nous voyons un développement très positif, qui est lié à Helsinki10. On part des changements historiques survenus en Europe, les réalités sont acceptées telles qu'elles sont, en particulier le système existant dans chaque pays. Le système de la République fédérale d'Allemagne ne me plaît pas. Je dois cependant compter avec lui, et la RFA est le premier partenaire économique de la Hongrie parmi les pays occidentaux. Nos relations extérieures sont communistes (sic), mais surtout elles sont matérialistes. C'est l'ordre de la vie d'aujourd'hui.

Nous n'avons pas de conflits avec la Suisse; nous ne vous connaissons pas assez, mais ce que nous savons de vous nous est sympathique. Nous connaissons vos réussites dans le domaine de l'industrie et de l'agriculture. Nous avons un point commun avec vous, c'est que nous n'avons pas de ressources naturelles, pas même d'eau. Il y a évidemment une petite différence. La Suisse est le banquier du monde, la Hongrie ne l'est pas.

M. Aubert tient à préciser que la Suisse n'est pas un pays de banquiers. Les Suisses gagnent leur vie par un travail assidu; ils ne vivent pas de dividendes et d'intérêts, contrairement à ce que certains croient11. Ce qui n'empêche pas la Suisse d'être un marché financier international. La Suisse ne connaît pas de différence de classes comme il en existe dans certains pays socialistes, où les dirigeants sont séparés du peuple.

M. Kadar déclare qu'il ne prend nullement les Suisses pour un peuple de banquiers et revient à l'Acte final d'Helsinki.

Pour qu'il soit possible, il fallait un certain nombre de conditions. Le problème central était le problème allemand. Sans les accords conclus par la RFA avec l'URSS, la Pologne et la Tchécoslovaquie, ainsi qu'une certaine normalisation des relations entre les deux États allemands, l'Acte final n'aurait pu être conclu. C'est le mérite de tous ceux qui ont reconnu les réalités; enfin, c'est le résultat d'un accord entre les deux grandes puissances, États-Unis et URSS. C'est un événement historique qu'il ne faut pas considérer comme une fin, mais comme un commencement. Il conviendra de se préparer mieux pour Madrid que cela n'a été le cas pour Belgrade12. Il y a trois «volets» (corbeilles). (M. Kadar soulève à plusieurs reprises un gros cendrier). En interprétant les formules acceptées, il faut tenir compte de tous les «volets». M. Brzezinski dit que c'est le troisième qui est important, moi, que c'est le premier ou peut-être le deuxième. Il convient quand même de voir que les problèmes de fond essentiels ne sont pas ceux par exemple de la réunion des familles. Dans les relations États-Unis – URSS, nous avons vu les négociations SALT bloquées par une lettre de M. Carter à M. Sakharov, lui disant de continuer ce qu'il faisait. Ainsi M. Sakharov devient le problème principal des relations entre les États-Unis et l'URSS.

Avec l'Autriche, nous avons réglé discrètement tous les problèmes de ce genre13. Lorsque, au contraire, ils reviennent au premier plan dans les relations interétatiques, c'est un signe que ces relations sont mauvaises. Il est frappant de voir que la RFA a pu arranger sans histoire toutes les questions de transferts d'Allemands de Silésie. Les méthodes sont très importantes. Une demande justifiée peut être présentée d'une manière absolument exécrable.

Je suis optimiste, si l'on respecte la logique, c'est-à-dire si l'on sait si l'on veut la guerre ou la paix. En ce qui concerne la compétition des systèmes sociaux, nous ne voulons pas la résoudre par la guerre; ce sera un processus historique. Pour juger cette compétition, il ne faut pas oublier que si la grande Révolution d'Octobre avait eu lieu en Angleterre, le pays industriel le plus développé, comme Marx l'avait prévu, nous aurions aujourd'hui une image toute différente du socialisme. La Russie était un pays arriéré, où régnaient des conditions moyenâgeuses, avec 70% d'analphabètes. Un pays semi-féodal. Il fallut rattraper un retard qui ne se comptait pas en années, mais qui était un retard historique.

En ce qui concerne les droits bourgeois (sic, droits politiques?), jusqu'en 1975, la Hongrie ne les a pas connus plus de dix-huit mois à deux ans. Des pays comme la France et la Suisse peuvent les octroyer sur la base des structures existantes. Qu'on me nomme un socialisme qui soit meilleur que le nôtre! Dans les conditions de la Hongrie ce n'est pas possible.

Il ne faut pas croire qu'il est plus facile de gouverner avec un parti unique. On ne peut imposer sa volonté par les armes que pendant de courtes périodes historiques. Pour gouverner, il faut avoir le consentement du pays: le «Front populaire» est une véritable force politique. Pour réaliser sa politique, le parti doit convaincre les secrétaires régionaux, et parfois les archevêques, qu'il faut faire ce qui est nécessaire à la réalisation du socialisme14.

Bien que je n'en sois pas chargé, je vais vous dire deux mots sur l'URSS. Dans les pays bourgeois, on s'intéresse beaucoup à la santé de Brejnev. Ce sont surtout les hommes politiques qui s'inquiètent de leur partenaire (par exemple M. Schmidt). Je ne connais pas les autres.

M. Brejnev a conservé sa capacité de travail. Il a des problèmes de santé comme tout le monde à son âge. Il est bien soigné quoique ce ne soit pas facile. C'est un émotif. Il est très difficile de le soumettre à un régime médical. J'espère qu'il travaillera encore longtemps.

Mais les dirigeants soviétiques sont des hommes communistes avant tout. Quoi qu'il arrive, l'URSS, le peuple soviétique restent. Deux choses ne changent pas:

  • 1. Les travailleurs soviétiques, comme Brejnev, veulent intensément la paix.
  • 2. Dans aucune situation, ils ne sont disposés à se laisser faire.

L'URSS a un système établi, existant. Certains traits peuvent en être antipathiques. Mais on doit reconnaître:

  • 1. que beaucoup d'efforts ont été faits pour améliorer le système intérieur.
  • 2. Le peuple de l'URSS a donné beaucoup de vies pour avoir ce qu'il a aujourd'hui.

Lorsqu'on doit évaluer ses avoirs, on ne se fonde pas sur leur valeur en monnaie, mais beaucoup plus sur les efforts et les sacrifices qu'on a dû faire pour les acquérir.

La deuxième guerre mondiale en est la preuve.

Avant le 21 juin 1941, le peuple soviétique n'avait pas eu beaucoup de jours ensoleillés. Le niveau de vie était très bas. Le peuple souffrait de la famine. Les troupes hitlériennes ont envahi presque toutes les parties européennes de l'URSS, mais elles n'ont pas pu établir de gouvernement, il n'y a pas eu un seul Quisling. Ce peuple affamé a poursuivi la lutte dans les forêts pour défendre son système social. Depuis lors, il a beaucoup augmenté son niveau de vie. Il a beaucoup plus à défendre qu'en 1941, et il le défendra.

M. Aubert pose la question de l'eurocommunisme15.

M. Kadar pense que la dénomination est mal choisie. Après avoir fait remarquer que le mouvement communiste est assez large pour inclure le camarade Elleinstein, il déclare que le seul parti eurocommuniste est le parti espagnol de Santiago Carillo. Le PCI, lui, a simplement en vue une voie différente vers le socialisme. Cette position est très logique. La voie de l'Italie vers le socialisme est différente de celle de la Russie, parce que la Révolution d'Octobre a commencé par l'attaque du Palais d'Hiver, et qu'à Rome il n'y a pas de Palais d'Hiver! D'autres pays devront suivre la voie vers le socialisme d'une manière différente de nous, parce que la situation y est autre qu'elle n'était en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie en 1945.

M. Aubert demande si cette différence future est acceptée.

M. Kadar: C'est une loi qui est comme une loi mathématique. (Ici M. Kadar se réfère à l'interview qu'il a donnée lors de son voyage à Rome16). La révolution, la dictature du prolétariat sont des moyens; si vous progressez sans cela, je vous salue.

La sécurité en Europe, elle aussi, ne dépend pas d'un seul fil, si gros soit-il, mais elle tient par un millier de fils réunis.

1
Compte rendu (copie): CH-BAR#E2001E-01#1991/17#7889* (B.15.21.H0.(4)).
2
Participants: J. Kádár, F. Puja, G. Zágor, un interprète, P. Aubert, A. Hegner, A. Geiser et J. Cuendet.
3
Pour la préparation de la visite, cf. la lettre de R. Stoudmann à A. Hegner du 5 juin 1978, dodis.ch/50555.
4
Cf. le compte rendu de F. Nordmann du 6 juin 1979, dodis.ch/48147.
5
Pour la réunion d'experts de la CSCE à Montreux entre le 31 octobre et le 11 décembre 1978, cf. le rapport de B. Godet du 19 février 1979, dodis.ch/49392.
6
Pour la la réunion de Belgrade de la CSCE, cf. DDS, vol. 27, doc. 126, dodis.ch/49325.
7
Pour la visite d'une délégation parlementaire suisse en Hongrie en avril 1976, cf. le rapport de J. Egli du 29 juin 1976, dodis.ch/52857 et la lettre de R. Stoudmann à la Direction politique du Département politique du 23 juillet 1976, dodis.ch/52856. Pour la visite de A. Weitnauer à Budapest en février 1977, cf. la circulaire de H. Renk du 18 mars 1977, dodis.ch/48192.
8
Cf. le rapport final de R. Stoudmann à J. Martin du 26 juin 1978, dodis.ch/50556.
9
Pour la première session de la Commission mixte Suisse–Hongrie du 14 au 17 mars 1977, cf. doss. CH-BAR#E7110#1988/12#1218* (821). Pour les relations économiques, cf. la lettre de C. Sommaruga à P. R. Jolles et A. Weitnauer du 27 octobre 1976, dodis.ch/50558; le rapport de la Division du commerce du Département de l'économie publique du 10 novembre 1976, dodis.ch/50559 et le Rapport sur la mission économique de M. l'Ambassadeur Sommaruga en Hongrie, 16–20 mai 1978 du 1er juin 1978, dodis.ch/50557. Pour les relations scientifiques, cf. la notice de A. Kamer du 17 octobre 1978, dodis.ch/50562.
10
Pour l'acte final de la CSCE à Helsinki, cf. DDS, vol. 26, doc. 158, dodis.ch/38867.
11
Cf. DDS, vol. 27, doc. 49, dodis.ch/50107.
12
Cf. DDS, vol. 27, doc. 173, dodis.ch/49326.
13
Généralement, pour le Stand der erledigten und noch hängigen humanitären Fälle mit den osteuropäischen Staaten, cf. la notice de K. Wyss à A. Hegner du 2 avril 1976, dodis.ch/52974. Pour les cas concernant la Hongrie, cf. doss. CH-BAR#E2001E-01#1988/16#3663* (B.35.51.20).
14
Pour une analyse du régime Kádár, cf. le rapport politique No 3 de R. Stoudmann du 22 mai 1978, dodis.ch/50560.
15
Cf. la notice de J. C. Bucher et S. Michl-Keller 28 juillet 1977, dodis.ch/50561 et le tour d'horizon de P. Graber pendant la séance de la Commission des affaires étrangères du Conseil national des 30 et 31 août 1977, dodis.ch/48328.
16
Cf. la lettre de R. Stoudmann à A. Hegner du 14 juin 1977, CH-BAR#E2001E-01#1988/16#3645* (B.22.52).