dodis.ch/49027Procès-verbal du Chef-suppléant de la Division politique I du Département politique, A. Maillard1

Entretien du 6 mai 1978 entre une délégation grecque présidée par S. E. M. Panagis Papaligouras, Ministre des affaires étrangères et une délégation suisse présidée par M. Pierre Aubert, Conseiller fédéral, Chef du Département politique fédéral2

Extrait

M. Aubert: Comme nous en avons convenu au cours du dîner d'hier soir, nous ne nous embarrasserons pas de circonlocutions et irons droit aux problèmes qui nous tiennent le plus à cœur, ceux de la paix et de l'unité européenne, en cherchant à approfondir d'abord les problèmes de la paix en Méditerranée orientale3, et puis ceux que pose l'adhésion de la Grèce à la Communauté européenne4.

I. Méditerranée orientale

M. Aubert: On peut se demander s'il ne faudrait pas, pour résoudre le problème de Chypre5, un mécanisme bien structuré comportant éventuellement l'intervention d'une partie tierce, par exemple sous forme d'arbitrage (ce qui ne veut pas dire que la Suisse soit candidate à ce rôle6). Il nous semble malheureusement qu'un tel mécanisme n'existe pas. Qu'en pensez-vous?

M. Papaligouras: Je crois au contraire qu'un mécanisme existe: M. Waldheim et son état-major. Cela a d'ailleurs été dit dans un mémorandum sur les relations gréco-turques qui vous sera remis, ainsi qu'un discours de M. Karamanlis sur la Grèce et l'Europe (les deux textes se trouvent en annexe7).

Je suis d'accord avec vous qu'il faut chercher une solution. Mais il faut bien constater que la porte ouverte par M. Waldheim l'a été en vain, de par la volonté des Turcs. On ne peut pas contraindre Ankara; le droit international ne comporte pas de sanctions. Mais la Grèce est patiente.

La Grèce est pacifique. Elle a intérêt à ce que la Turquie surmonte ses difficultés économiques; elle est donc prête à l'y aider. Elle ne s'oppose même pas à la reprise des livraisons américaines d'armes à la Turquie si celle-ci fait preuve de bonne volonté dans l'affaire de Chypre. La Turquie, autant que la Grèce, a intérêt à résoudre le problème, car Chypre lui coûte cher. Aussi la Grèce ne perd-elle pas espoir. La raison finit toujours par prévaloir.

(Remarque: en somme, P[apaligouros] affirme que les Turcs sont seuls en faute et ne nie pas que la Grèce s'oppose à une reprise inconditionelle – c'est-à-dire avant la solution du problème chypriote – des livraisons d'armes américaines à la Turquie).

M. Aubert: Votre optimisme me réconforte. Si je n'ai pas considéré l'état-major de l'ONU comme un mécanisme de solution, c'est qu'il ne peut pas jouer le rôle d'arbitre. Il ne peut que mettre les parties en présence. En pourtant, il faudra peut-être en venir tout de même à un arbitrage.

M. Weitnauer: L'expérience montre que les problèmes de la nature de celui de Chypre sont souvent tranchés par les grandes puissances. Les États-Unis, qui sont l'ami commun de la Grèce et de la Turquie, ne pourraient-ils être la partie tierce requise? La Grèce n'aurait, semble-t-il, pas à redouter un tel recours, car son influence est grande au Congrès américain (lobby grec). D'autre part, vous dites – je vous prends au mot – que la Grèce souhaite une normalisation des relations entre la Turquie et les États-Unis ... Ne faut-il pas déplorer le manque d'un effort d'imagination de la part des Américains?

M. Papaligouras: Je vous concède que M. Waldheim ne peut que présenter des suggestions. Il faut donc pouvoir compter sur la bonne volonté de la Turquie. Malheureusement, les Turcs ont détruit l'atmosphère de Montreux8. Mais une nouvelle rencontre Karamanlis-Ecevit pourrait avoir lieu fin mai ou début juin à Washington ou à New York. Mais il faut abandonner l'idée de deux États chypriotes, qui ne serait acceptable ni pour les USA ni pour l'URSS.

(Remarque: à notre connaissance, le gouvernement turc n'a jamais pris à son compte une telle idée).

M. Aubert: C'est en effet Ankara qui a de la peine à accepter l'idée d'un tel arbitrage.

M. Bindschedler: Pour un arbitrage, il faut une base juridique qui, dans ce cas, n'existe pas. Un arbitre ne pourrait se prononcer que ex quo et bono.

M. Theodoropoulos: Il existe tout de même une certaine base, qui est l'accord conclu le 12 février 1977 entre Mgr Makarios et M. Denktash, en la présence de M. Waldheim, sur la formation d'un État bi-communal, bi-zonal, fédéré, indépendant et non-engagé.

En ce qui concerne la mer Égée9, la Grèce serait prête à accepter une procédure judiciaire ou arbitrale, mais la Turquie veut une négociation politique, c'est-à-dire qu'elle cherche à tirer avantage de son plus grand poids politique et militaire.

M. Papaligouras: Il est vrai néanmoins que le problème de Chypre ne paraît guère justiciable de la Cour Internationale de Justice, contrairement à celui de la mer Égée. Mais là, il n'y a pas eu de problème pendant 50 ans. Pourquoi en susciter maintenant? Pour s'entendre, il faut être deux. La Grèce ne peut pas résoudre les problèmes toute seule.

Il y a quelque temps, M. Karamanlis avait déclaré qu'il ne comprenait plus ce qu'il avait signé (anecdote destinée évidemment à montrer qu'on ne peut faire confiance aux Turcs).

M. Aubert: Bien entendu, nous n'avons pas la prétention de vous apporter une solution, mais si nous pouvons être utiles de quelque manière, nous sommes à votre disposition10.

M. Hegner: Si nous sommes bien informés, l'évolution de la situation économique en Méditerranée orientale et en particulier à Chypre est plutôt favorable à la Grèce, ce qui pourrait expliquer que la Grèce puisse être encline à temporiser. Mais le retard économique des Turcs et des Chypriotes ne pourrait-il pas devenir une source de difficultés? Il nous paraît d'autre part que l'Europe, ou plus précisement les neuf pays membres de la Communauté, ont un intérêt très direct à la solution des problèmes existants entre la Grèce et la Turquie, deux pays qui aspirent à devenir tôt ou tard membres de la Communauté. Aussi sommes-nous enclins à nous demander si les Neuf jouent un rôle suffisamment actif dans la recherche de solutions.

M. Papaligouras: Les Neuf s'intéressent à cette recherche au même titre que, par exemple la Suisse. Mais on aurait tort de s'imaginer que l'adhésion de la Grèce à la Communauté changera le problème des relations avec la Turquie. En premier lieu, l'adhésion de la Grèce ne causera aucun préjudice économique à la Turquie, ce qui, comme indiqué plus haut, serait contraire à l'intérêt de la Grèce. En second lieu, la Grèce devra, en adhérant, accepter tout l'acquis communautaire, qui comprend entre autres l'accord d'association avec la Turquie.

Quant au lobby grec que M. Weitnauer avait évoqué, il faut observer qu'il ne serait sans doute pas en mesure d'imposer aux Chypriotes grecs une solution dont ils ne voudraient pas.

M. Weitnauer: Mais il peut bloquer certaines décisions du Congrès ...

M. Papaligouras: Il reste composé de citoyens américains jouissant de leur pleine autonomie de décision.

D'autre part, il ne faut pas oublier qu'à Chypre même il y a l'armée turque, infiniment plus forte que les Chypriotes ne se l'imaginent, et que Denktash est entièrement contrôlé par les Turcs, alors que la Grèce n'a aucun pouvoir sur M. Kyprianou (!!!).

[...]11

1
Procès-verbal: CH-BAR#E2001E-01#1988/16#3499* (B.15.21.(2)).
2
Pour les membres des délégations, cf. doss. comme note 1.
3
Cf. le compte rendu de A. Maillard et S. Salvi du 5 décembre 1977, dodis.ch/48218.
4
Cf. le compte rendu de A. Coigny et Ch. Truninger du 17 décembre 1976, dodis.ch/48541; la notice de F. Blankart du 12 avril 1977, dodis.ch/49026; le télégramme No 22 du 21 avril 1978, dodis.ch/49039 et la notice de Ch. Faessler du 9 août 1978, dodis.ch/49041.
5
Cf. DDS, vol. 26, doc. 97, dodis.ch/38808 et doc. 98, dodis.ch/38813.
6
Sur la position de la Suisse dans ce conflit, cf. DDS, vol. 27, doc. 30, dodis.ch/49015. Sur l'action humanitaire de la Suisse à Chypre, cf. DDS, vol. 26, doc. 104, dodis.ch/39180, note 10.
7
Pour les annexes, cf. dodis.ch/49027.
8
Sur le sommet de Montreux, cf. la notice de A. Hegner du 20 mars 1978, dodis.ch/49018.
9
Cf. le compte rendu de S. Salvi du 12 décembre 1977, dodis.ch/48219.
10
Sur les bons offices de la Suisse entre la Grèce et la Turquie, cf. le discours de P. Aubert du 2 février 1976, dodis.ch/50409.
11
Pour la version complète du document, cf. dodis.ch/49027.