dodis.ch/59563L’ancien Délégué suisse à la 2ème Conférence de la paix à La Haye, Borel, au Chef du Département politique, le Président de la Confédération Müller1

[3ème Conférence de la paix à La Haye en 1915]2

Par lettre du 18 Janvier 1913,3 vous avez bien voulu me demander mon avis sur les mesures préparatoires qu’il conviendrait de prendre à l’égard de la future Conférence Internationale de la Paix, appelée – selon la recommandation formulée par celle de 1907, – à siéger à la Haye en 1915.

En me communiquant un office du Département de Justice et Police, du 18 Janvier 1913,4 ainsi qu’un extrait d’une consultation donnée en Juin 1909 par M. le Prof. Meili,5 vous avez exprimé le désir que mon travail porte également sur la question de la constitution d’une commission consultative, telle qu’elle est préconisée par ce dernier.6

Permettez-moi de vous soumettre tout d’abord mon avis sur la question même d’une future conférence de la paix, telle que cette question se présente pour notre pays. Des considérations auxquelles donne lieu cet objet découleront tout naturellement les conclusions à formuler au sujet de l’attitude à prendre par la Suisse et des mesures qui pourraient paraître utiles dans les circonstances actuelles.

La convocation de la 2me. Conférence de la Paix marquait déjà l’idée d’une continuité à établir dans les efforts tendant au développement du droit international. La recommandation par laquelle se termine l’acte final du 18 Octobre 19077 accentue cette idée, en postulant une périodicité régulière pour les conférences consacrées au but indiqué.

Résolue et habituée par toutes ses traditions à observer loyalement le respect des devoirs internationaux et les égards que les États se doivent entre eux, la Suisse ne peut, en principe, que voir avec faveur les travaux entrepris pour l’amélioration des relations juridiques entre les pays, et le développement pacifique et rationnel des rapports contractuels que la civilisation tend à établir toujours davantage entre les diverses nations. Assurément, déjà aujourd’hui, les relations juridiques ont créé entre les États une véritable communauté et rien de plus séduisant, à première vue, que la perspective de voir cette communauté s‘établir toujours plus étroitement par l’œuvre de conventions nouvelles, multipliant les rapports et resserrant les liens entre les divers pays.

Et pourtant, un petit État, comme le nôtre, jaloux, à bon droit, de son indépendance, doit veiller attentivement au maintien d’une souveraineté dont il a conscience de n’avoir jamais fait mauvais usage dans ses relations avec les autres Puissances. À cet égard, l’observateur attentif des tendances qui se sont fait jour au cours des travaux de la 2me. Conférence de la Paix ne saurait se défendre d’une certaine appréhension au sujet de symptômes trop significatifs pour nous laisser indifférents.

Jusqu’à la fin du 19me. siècle, les relations juridiques internationales, – les plus importantes du moins, celles qui touchent de plus près à la situation politique et à l’indépendance des États, – découlaient essentiellement de traités passés entre deux États respectifs; et, grâce à cette base, qui implique nécessairement l’égalité parfaite des deux parties en présence, elles étaient régies par ce principe fondamental d’égalité entre tous les États. En d’autres termes, la communauté juridique internationale était jusqu’à présent le résultat indirect de toutes les conventions isolées que chaque État, pour son compte, a signées séparément avec la plupart, sinon chacun, des autres.

Les Conférences internationales de la paix ont orienté les puissances dans une autre voie, en substituant aux traités isolés la convention collective. Le fait n’est pas nouveau, puisque nous avons depuis longtemps déjà les Unions internationales fondées sur des conventions de ce genre. Mais, à la différence de ces Unions au caractère essentiellement économique et administratif, l’évolution commencée par les diverses conférences de la Haye, tend au développement juridique des relations entre États et, partant, à la constitution et à l’affermissement d’une véritable union juridique dans le domaine du droit international privé et public.8

En elle-même, cette idée n’est pas de celles que l’on doive condamner d’avance et par principe. Elle n’est autre, en somme, que l’application d’un procédé qui, dans le domaine des postes, des télégraphes, du transport des marchandises par chemins de fer, etc., a produit les plus heureux résultats. Du moment que la Conférence de la paix doit, avant tout, instituer les moyens juridiques par lesquels pourront être prévenus ou, en tout cas, résolus pacifiquement les différends entre États, n’est-il pas absolument rationnel de grouper en une véritable communauté, par l’œuvre d’une convention collective, tous les États civilisés que doit embrasser, en quelque sorte, le régime international à créer?

Cela est vrai, en somme, et, je le répète, la Suisse n’aurait, en principe, aucune raison de voir avec défaveur l’avènement d’un régime nouveau grâce auquel les litiges d’ordre juridique recevraient une solution pacifique en vertu de stipulations internationales uniformes. Mais, pour qu’il en soit ainsi et que notre pays puisse envisager comme un progrès l’œuvre à laquelle je fais ici allusion, il est indispensable qu’elle respecte, sauvegarde et consolide, comme principe fondamental, l’égalité complète et absolue des États devant la justice internationale dont le développement est aujourd’hui réclamé.

Or, c’est précisément là que se sont produits les symptômes alarmants dont tout-à-l’heure j’ai fait mention. Jusqu’ici, les grandes Puissances s’étaient bornées à s’affirmer comme telles dans des circonstances intéressant la politique européenne, c’est-à-dire dans des cas où leur œuvre ne touchait pas à la situation juridique de la Suisse. Il en est autrement des projets que l’on a vu naître au cours des délibérations de la Conférence de 1907. Un certain nombre de grandes Puissances se sont montrées favorables à la création d’une juridiction internationale permanente; mais, dans la communauté des États qui y seraient soumis, elles n’admettent plus le principe d’égalité absolue qui, jusqu’ici, avait été reconnu. Elles estiment qu’à la différence en territoire, en population, en puissance doit correspondre une différence dans le rôle à jouer en cette nouvelle communauté internationale. Pour le moment, elles entendent marquer cette différence dans la composition des cours de justice internationale projetées. Vous connaissez l’organisation de la Cour Internationale des prises, telle qu’elle est prévue à l’art. 15 de la convention relative à cette institution.9 Les huit grandes Puissances seront toujours représentées dans la Cour; les juges nommés par les autres États n’y siégèrent qu’à tour de rôle. Ici donc, pour la première fois, sauf erreur, nous voyons une convention internationale proclamer officiellement, comme élément juridique du droit international, l’inégalité juridique entre les États. Inutile de signaler la gravité de cette innovation.

Encore, s’il ne s’agissait que de la Cour des prises, la Suisse pourrait se tranquilliser à l’idée que, s’agissant, en somme, de guerres maritimes, le rôle secondaire qui lui est assigné peut s’expliquer par son caractère d’État exclusivement terrien et peut-être accepté par elle sans préjudice à sa situation dans les autres domaines du droit international. Mais l’art. 15 de la convention relative à la Cour des prises n’est qu’une des applications d’un postulat plus général, que l’on a vu formuler notamment pour la création d’une nouvelle Cour internationale permanente, telle que la proposaient les États-Unis d’Amérique. Ici également, les grandes Puissances entendaient marquer une différence entre les États, classés d’après leur importance. On avait songé tout d’abord à donner un juge à chacune des grandes Puissances et à grouper les États réputés de second ou troisième ordre en vue de l’élection d’un juge commun. Puis, revenant au système adopté pour la Cour des prises, on s’était arrêté, en définitive, à l’idée d’une rotation à établir entre les juges de ces États inférieurs, tandis que les grandes Puissances demeuraient assurées d’une représentation permanente au sein du Tribunal (message du Cons. Féd. du 28 Déc. 1908, pag. 18 et 19).10

Bien que demeurée à l’état de projet, cette idée reste, en définitive, le fait le plus important de la Conférence de 1907 et c’est à elle qu’il faut penser, en premier lieu, dans un examen consacré aux questions que nous pose l’avenir. À n’entendre que les déclarations des délégués des grandes Puissances, l’innovation ainsi proposée n’aurait rien de quoi puissent s’alarmer les autres États.

Les propositions faites pour la composition d’une nouvelle Cour de justice internationale découlent – dit-on – de l’impossibilité matérielle de représenter, d’une manière égale, tous les pays du globe dans le nouveau tribunal. Il faut bien trouver une formule pratiquement réalisable pour assurer la constitution du nouveau rouage à instituer. Et, du moment que les circonstances mêmes ne permettent pas de pratiquer ici une égalité mathématiquement parfaite, il n’est que légitime que les différences inévitables qui vont se produire soient en rapport, tout au moins, avec l’importance respective des États. Au surplus, la différence signalée, et qui ne porte que sur le procédé de constitution du Tribunal, laisse subsister intactes l’impartialité de ce dernier dans l’accomplissement de sa tâche, l’égalité des parties appelées à comparaître devant lui.

Que ces déclarations soient sincères, on aurait peut-être mauvaise grâce à vouloir le nier; mais qu’elles puissent suffire pour garantir réellement l’impartialité et l’égalité ainsi promises, c’est ce dont il est permis de douter. L’égalité absolue entre États, en droit international, est un principe si juste, une garantie si nécessaire pour les petits pays, qu’on ne saurait exagérer la gravité de l’atteinte dont elle est maintenant menacée. En elle-même déjà, cette atteinte est redoutable: ce qui vient l’aggraver encore, c’est que, dans l’œuvre de conférences futures, la portée en sera augmentée par l’extension des compétences du nouveau Tribunal international.

Quels sont les conflits dont les deux conférences de la paix avaient pour tâche d’assurer le règlement pacifique? Jusqu’ici, on n’avait songé qu’à des conflits entre États comme tels, notamment aux conflits que peut faire naître la politique, aux divergences surgissant entre deux pays dans l’application de traités conclus par eux. Mais où se trouve la limite? Déjà aujourd’hui, elle n’est pas très facile à déterminer et, sans pessimisme exagéré, l’on peut concevoir de vraies appréhensions au sujet de ce que l’avenir nous réserve à cet égard.

À l’heure actuelle, un État sur le territoire duquel l’administration d’une bonne justice est réalisée aussi complètement qu’en Suisse, est autorisé, par cette raison même, à repousser la prétention d’autres pays de discuter les décisions de cette justice sous le prétexte qu’eux-mêmes ou leurs ressortissants y sont intéressés. Nous n’admettrions pas qu’un État étranger pût s’élever contre un arrêt du Tribunal fédéral repoussant une demande d’extradition ou écartant le recours d’un ressortissant de cet État. Et jusqu’ici, fort heureusement, ce point de vue fondamental n’a été mis en discussion par personne. En sera-t-il de même à l’avenir? Deux faits, ici, s’imposent à notre attention:

Le premier n’est autre que la convention, dite convention Porter (du nom de son principal auteur), qui a été signée à la Haye en 1907.11 Appelée à limiter l’emploi de la force pour le recouvrement de dettes contractuelles, elle paraît, à première vue, réaliser un progrès incontestable et elle le fait peut-être à l’égard d’États sur le territoire desquels l’administration d’une justice impartiale n’est pas absolument garantie. Mais, avec raison, la Suisse a refusé d’y adhérer,12 car – et c’est ce qui la rend dangereuse – elle ouvre la voie à la tendance des grandes Puissances de s’ingérer, en faveur de leurs ressortissants, dans l’administration de la justice rendue sur le territoire d’autres États.

Certes, la Suisse a pu faire observer, sans risquer d’être contredite, que, pour elle, la convention Porter était sans objet; et le crédit dont elle jouit la dispensait de toute autre justification. Mais ce n’est pas seulement comme créanciers de l’État, c’est dans nombre d’autres situations que des étrangers peuvent être appelés à se présenter en qualité de justiciables devant nos tribunaux. Et c’est ici le lieu de mentionner le second des faits annoncés tout-à-l’heure.

On sait que l’Allemagne a repoussé ce que le baron Marschall de Bieberstein a appelé le système mondial pour l’organisation de l’arbitrage obligatoire. (Message du Cons. Féd., pages 25 et suiv.).13 Mais il n’en résulte pas que ce pays soit hostile à la constitution d’une Cour de justice internationale permanente. Il ne s’est opposé ni à la proposition des États-Unis sur ce point, ni au vœu inséré de ce chef dans l’acte final de la Conférence. Et je tiens du 2me. délégué allemand, Mr. le Conseiller intime Kriege, que son désir serait de voir établir une Cour de cassation internationale, à laquelle un État pourrait déférer les jugements définitifs rendus en pays étranger à l’égard de ses ressortissants, sinon en toutes matières, du moins dans tous les cas appelant l’application de conventions internationales.

À vrai dire, ce postulat ne s’est pas fait jour en 1907. Il n’a été formulé officiellement dans aucun projet et n’a donné lieu à aucune discussion au sein de la Conférence ou de ses commissions. Et pourtant, l’importance de la personnalité de M. Kriege, la ténacité dont il a fait preuve dans son opinion, l’influence qu’il exerce à la Wilhelmstrasse ne permettent pas de traiter comme absolument négligeable une idée dont il ne faisait mystère à personne.

De ce qui précède, il me paraît résulter qu’on doit considérer comme probable, dans l’avenir, la tendance à développer le droit international dans le sens de la création d’une communauté internationale plus étroite, et, notamment, d’une juridiction internationale au sein de laquelle les États seront inégalement représentés et dont les compétences impliqueront une ingérence dans l’administration de la justice par les Tribunaux de chacun d’eux. Inutile d’ajouter qu’il y a là, pour la Suisse, un danger sur lequel elle ne saurait fixer ses regards avec trop de vigilance.

Reste enfin, à mentionner ici, en corrélation directe avec ce qui précède, un autre symptôme qui, en 1907, n’a pu échapper à l’observateur attentif. Je fais ici allusion à l’attitude des grandes Puissances à l’égard des plus petits États, dans la collaboration de tous à l’œuvre commune de la conférence. Dans certains travaux, l’égalité de tous devant la tâche commune a été respectée, on peut le dire, non seulement officiellement, mais aussi sans arrière-pensée apparente. C’est ainsi qu’au sein de la 2me. commission, les propositions et observations de la Délégation suisse ont reçu le même accueil que si elles émanaient du plus Puissant de ses voisins. Il n’en a pas été de même au sein de la 1re. commission.

Le Conseil fédéral sait – pour ne citer que cet exemple – que la délégation Britannique a fait repousser en comité, d’une manière véritablement sommaire, une proposition de la Suisse, dans le but de présenter elle-même et de faire adopter, en somme, la même idée sous une forme moins heureuse. Ce n’est là qu’un exemple et il est permis de dire, sans exagération, que plus d’une fois telle délégation d’une grande Puissance a laissé échapper quelque signe d’impatience lorsque les délégations de petits États se permettaient d’élever la voix pour faire entendre les observations ou formuler les propositions de leur gouvernement.

Si je signale ce symptôme, c’est parce qu’il me paraît être en rapport direct avec les termes dans lesquels a été formulée la recommandation en faveur d’une 3me. Conférence. La portée principale de cette manifestation réside non pas dans le postulat même d’une nouvelle conférence, mais bien plutôt dans le travail préliminaire qui doit la précéder, dans l’institution «du comité préparatoire» expressément visé dans l’acte final.

En 1907, les grandes Puissances étaient venues à la Haye sans entente préalable et c’est à ce défaut d’entente que les petits États ont dû de pouvoir, avec succès, faire échec aux innovations qui leur étaient dangereuses, en particulier, à la constitution de la nouvelle Cour de justice internationale. Il est probable que les grandes Puissances s’en sont rendu compte et l’on doit s’attendre à les voir agir en conséquence. En convoquant à Londres une conférence spéciale pour donner suite à la question de la Cour internationale des prises,14 la Grande-Bretagne a éliminé tous les États dont apparemment l’intervention dans les délibérations de 1907 n’avait pas eu l’air de lui plaire. Le même esprit – ou je me trompe fort – risque d’inspirer la constitution du comité préparatoire. Les grandes Puissances s’en serviront comme d’un moyen pour faire d’avance entre elles la besogne de la future conférence, de telle sorte qu’à la Haye il ne s’agira plus que de s’incliner devant les résultats déjà acquis.

Voilà ce qui me paraît être le danger à envisager. Je ne crois pas exagérer en le dénonçant comme je viens de le faire, et je suis persuadé que c’est de là que l’on doit partir pour fixer les règles de conduite qu’il est dans l’intérêt de la Suisse d’observer, et l’attitude à prendre par elle à l’égard du problème qui se pose aujourd’hui.

Si les considérations qui précèdent ne sont pas erronées, la Suisse, à mon avis, n’a pas de raison de souhaiter la prochaine réunion d’une 3ème. conférence de la Paix. Les avantages que nous pourrions retirer de son œuvre ne paraissent pas – autant qu’on en peut juger dès maintenant – de nature à faire taire les appréhensions qu’elle peut légitimement provoquer.

En effet, si l’on passe en revue les questions susceptibles d’être inscrites au programme de la Conférence, et de recevoir à la Haye une solution satisfaisante, on est frappé de constater combien peu les circonstances actuelles sont favorables à un nouvel effort dans la voie du développement du droit international.

De la question d’une réduction des armements, mieux vaut ne pas parler. La manifestation platonique à laquelle la Conférence de 1907 a cru pouvoir se livrer ne pourrait pas même se reproduire. Travailler de nouveau à une amélioration de détail des règles de procédure et autres applicables à la Cour permanente d’arbitrage, ce serait faire une œuvre, sinon vaine, du moins trop insuffisante pour justifier la réunion d’une conférence internationale. Nous n’avons aucune raison de souhaiter le développement du principe de l’arbitrage obligatoire, par l’effet d’une convention unique et mondiale, aussi longtemps que nous sommes menacés par la tendance des grandes Puissances de déroger à la règle absolue de l’égalité complète des États.

Et ce que j’ai dit plus haut de la Cour de Justice internationale projetée me dispense de plus longs commentaires pour prouver combien peu nous devons souhaiter que cette question soit reprise.

Pour passer aux lois concernant la guerre et, spécialement, au Règlement de 1899,15 je ne crois pas qu’actuellement le besoin d’une révision se fasse sentir. Les États qui ont repoussé l’art. 4416 ne renonceront certainement pas, pour le moment, aux réserves formulées par eux et l’on cherche en vain quel serait le progrès suffisamment important et aussi suffisamment accepté pour justifier de nouvelles négociations.

Dans le domaine de la neutralité, l’on verrait se présenter, tout naturellement, les dispositions que, sur la proposition de l’Allemagne, la 2me. commission d’examen en 1907 avait d’abord adoptées et qui avaient été abandonnées plus tard à la suite de nombreuses réserves formulées au sein de la Conférence plénière. Comme vous le savez, il s’agissait, en somme, de décider que les ressortissants d’États neutres devraient être, pour leur personne et pour leurs biens, traités en conséquence, aussi bien par l’État dont ils habitent le territoire que par l’autre belligérant envahissant ce dernier. La résistance opposée à ce postulat par un grand nombre d’États ne permet pas de croire qu’il aurait plus de succès actuellement, et, bien que la Suisse l’ait appuyé alors, elle devrait aujourd’hui – à mon avis – examiner le problème de très près avant de prendre une décision. Les arguments des opposants (voir le rapport de la commission d’examen qui en donne un résumé) paraissent dignes de la plus grande attention. Nous ne pouvons qu’être heureux de toute amélioration de la situation juridique de nos compatriotes à l’étranger, mais on doit songer aussi aux conditions de la Suisse elle-même en cas de guerre sur son territoire et réfléchir aux conséquences qu’aurait pour elle un régime qui lui enlèverait la disposition des ressources de guerre appartenant aux étrangers ou qui, tout au moins, entraverait l’exercice du droit d’en disposer.

Quant aux autres conventions de 1907, je ne vois pas de questions nouvelles susceptibles aujourd’hui de provoquer de nouveaux travaux par les soins d’une conférence internationale. Celle à laquelle nous avons le plus grand intérêt et qui concerne la Cour internationale des prises est entièrement en mains des grandes Puissances navales, dont la tendance actuelle est précisément de la mener à chef sans le concours d’autres États.

On peut donc constater que la future Conférence de la Haye – dont les tendances signalées plus haut ne nous engagent pas à souhaiter la prochaine réunion – n’est pas non plus réclamée par le besoin d’un nouveau développement du droit international.

Faut-il en conclure que la Suisse doive se borner à une attitude purement passive, à un rôle simplement négatif à l’égard des tractations qui pourraient être entamées entre États en vue de la dite conférence?

Je ne le crois pas.

Il n’est pas facile à un pays situé comme le nôtre de rester en dehors d’arrangements internationaux communs à tous ses voisins. Nous l’avons vu à propos du Règlement de 1899 auquel nous avons dû adhérer après coup, bien qu’il soit loin de nous donner entière satisfaction. Il serait donc imprudent de rester à l’écart des travaux qui viendraient à être entrepris, en se fiant à notre liberté de ne pas adhérer aux conventions qui pourraient en résulter. Mieux vaut infiniment – si une activité préparatoire est réellement organisée – y participer pour défendre les idées et les intérêts de notre pays, pour combattre et paralyser les tendances qui nous sont préjudiciables ou, tout au moins, pour en atténuer l’influence et les effets.

Par cette observation, je vise en particulier, le comité d’examen prévu dans l’Acte final de la Conférence de 1907.17 Actuellement, le mieux serait pour nous que ce comité ne fût pas constitué et si la Suisse pouvait contribuer à en retarder la constitution, ce ne serait pas mauvaise besogne. Mais en même temps, il faut prévoir que cette constitution intervienne quand même et faire ce qui dépend de nous pour que, dans cette éventualité, la Suisse ne soit pas entièrement mise de côté.

Certes, notre pays ne peut guère formuler la prétention d’avoir dans ce comité, nécessairement restreint, un représentant de la Suisse comme tel. Mais nous pouvons et, partant, nous devrions – semble-t-il – chercher à nous entendre avec d’autres États dans la même situation que nous, afin de tomber d’accord, le cas échéant, sur un représentant commun, qui, en cette qualité, aurait beaucoup plus de chances d’être admis au sein du futur comité. N’est-il pas vrai que la résistance des petits États européens a contribué, en 1907, à l’échec des tentatives visant l’arbitrage obligatoire et la Cour de Justice internationale? La situation de la Suisse, sa neutralité et son indépendance politique pourraient lui faire espérer que c’est chez elle qu’un pareil groupement d’États s’accorderait à chercher un représentant commun au sein du comité. Et si l’idée pouvait se réaliser et que nous eussions ainsi voix au chapitre au sein du comité, il appartiendrait à notre mandataire de ne négliger aucun effort pour que le travail préparé en vue de la Conférence soit le plus conforme, ou, en tout cas, le moins préjudiciable à nos intérêts; la Suisse demeurant toujours maîtresse de sa décision ultérieure à l’égard des propositions du comité et, le cas échéant, des travaux mêmes de la conférence.

Voilà – esquissé à grands traits – le programme qui me paraîtrait le plus approprié aux intérêts de notre pays et aux conditions actuelles. Jusqu’à présent, je n’ai pas touché l’autre question que vous avez bien voulu me soumettre, celle qui a trait à la constitution d’une commission consultative appelée à donner au Département politique son avis sur les problèmes de droit international qui se posent. Les considérations que je viens de présenter amènent tout naturellement la réponse à cette question. Elles démontrent, en effet, qu’on ne saurait consacrer ni trop de temps ni trop de soins à l’examen des problèmes à l’égard desquels la Suisse peut être appelée à prendre position. Dès lors, il ne saurait être qu’utile de voir le Département politique s’assurer le concours de juristes compétents.

Les observations formulées par M. le Prof. Meili18 à l’égard du droit international privé sont également justes en ce qui concerne les problèmes du droit international public. Certes, ici plus que là, les considérations purement juridiques cèdent le pas aux préoccupations politiques. La besogne professionnelle d’une commission d’experts n’empêchera pas le Conseil fédéral de baser ses décisions avant tout sur des raisons de politique et de gouvernement. Mais, cette réserve faite, la collaboration proposée permettra de préparer des travaux dont l’utilité ne saurait être mise en doute. Pour ne citer qu’un exemple: Il sera difficile, peut-être, de combattre efficacement, par une attitude simplement négative, les propositions qui pourront se faire jour en faveur d’une meilleure organisation de la Cour de la Haye. Impossible de méconnaître ce qu’a de vrai le reproche fait à l’organisation actuelle de la justice arbitrale et consistant à dire que les arbitres sont mandataires des parties et que seul le surarbitre est véritable juge. C’est là ce qu’on a fait valoir en faveur d’un tribunal de juges permanents. Ne serait-il pas utile, peut-être, de chercher – pour l’opposer à celle dont nous sommes menacés – une solution qui tienne compte du grief ainsi formulé et qui, cependant, sauvegarde le principe de l’égalité des États plaideurs et de leur égale intervention dans la constitution du Tribunal chargé de juger un litige entre eux?

En 1907, dans des conversations tout officieuses, M. le Prof. Max Huber avait, à cet égard, suggéré un procédé très ingénieux. Pour que les juges ne soient pas directement mandataires des parties, on constituerait le Tribunal, non plus par voie de désignation directe, mais indirectement par voie de récusation. Les récusations seraient exercées par les parties, à droit égal, sur la liste des membres de la Cour actuelle. Ceux des juges qu’épargnerait la récusation et qui, en définitive, resteraient pour constituer le Tribunal, ne pourraient ni se considérer comme mandataires de l’une ou de l’autre des parties, ni même savoir, au fond, à laquelle des deux ils doivent de siéger dans la cause. Ainsi disparaîtrait l’inconvénient signalé, et, cependant, l’on aurait sauvegardé le principe de l’égale influence des deux États en litige sur la constitution et la composition du Tribunal.

Je ne crois pas nécessaire de citer ici d’autres questions encore. Elles se présenteront tout naturellement au cours de l’étude que vous avez l’intention d’entreprendre.

Je me résume en insistant sur l’utilité qu’il y aurait à préparer, par un travail consciencieux et complet, ce que l’on pourrait appeler un corps d’opinions arrêtées et un programme d’action bien déterminé à l’égard des problèmes et questions que soulève la perspective de la réunion d’une nouvelle Conférence de la Paix. Ce travail, sera-t-il confié à une commission unique, chargée également de l’examen des conventions de droit international privé, ou bien la différence des matières, la prédominance des préoccupations d’ordre politique en droit international public, l’intervention d’autres facteurs (p. ex. les considérations d’ordre militaire) n’entraîneront-elles pas la nécessité de constituer des commissions ou sous-commissions distinctes? C’est là une question qu’il suffira de poser ici, sans que je songe à émettre la prétention de la résoudre d’avance.

1
CH-BAR#E2001A#1000/45#564* (B.231-3). Ce rapport est rédigé par l’ancien Délégué à la 2ème Conférence de la paix à La Haye en 1907, Eugène Borel. Il est envoyé le 22 avril 1913 en deux exemplaires avec une lettre d’accompagnement au Chef du Département politique, le Président de la Confédération Eduard Müller, cf. le facsimilé dodis.ch/59563.
2
Cf. à ce propos la compilation thématique Conférences de la paix à La Haye (1899 et 1907), dodis.ch/T1503.
3
Lettre du Département politique à l’ancien Délégué Borel du 18 janvier 1913, CH-BAR#E2001A#1000/45#564* (B.231-3).
4
Il s’agit très probablement de la lettre du Département politique au Département de justice et de police du 18 janvier 1913, dodis.ch/43208.
5
Extrait de l’avis du Professeur Friedrich Meili Die Stellung der Schweiz zu der Haager Konvention über die Vormundschaft betreffend Minorenne de juin 1909, CH-BAR#E2001A#1000/45#564* (B.231-3).
6
Cf. à ce propos aussi le rapport du Professeur Max Huber au Département politique du 22 avril 1914, QdD 13, doc. 49, dodis.ch/59568.
7
Acte final de la Deuxième Conférence Internationale de la Paix du 18 octobre 1907, dodis.ch/65095.
8
Annotation dans le texte original: V. l’ouvrage de Schücking, au titre déjà si suggestif: «Der Staatenverband der Haager Konferenzen».
9
Art. 15: «Les juges nommés par les Puissances contractantes, dont les noms suivent : l’Allemagne, les États-Unis d’Amérique, l’Autriche-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon et la Russie sont toujours appelés à siéger. Les juges et les juges suppléants nommés par les autres Puissances contractantes siègent à tour de rôle d’après le tableau annexé à la présente Convention; leurs fonctions peuvent être exercées successivement par la même personne. Le même juge peut être nommé par plusieurs desdites Puissances.» Convention relative à l’établissement d’une Cour internationale de prises du 18 octobre 1907, dodis.ch/65139.
10
Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant les résultats de la deuxième conférence internationale de la paix réunie à La Haye en 1907 du 28 décembre 1908, dodis.ch/65055, ici pp. 114–115.
11
Convention relative à la limitation de l’emploi de la force pour le recouvrement des dettes contractuelles du 18 octobre 1907, jamais signée ni ratifiée par la Suisse. Pour le contenu de la Convention, cf. l’annexe 3 du Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant les résultats de la deuxième conférence internationale de la paix réunie à la Haye en 1907 du 28 décembre 1908, dodis.ch/65055, pp. 236–240.
12
Cf. à ce propos la lettre du Délégué suisse à la Conférence de la paix à La Haye en 1907, Gaston Carlin, au Président de la Confédération Müller, du 10 octobre 1907, dodis.ch/63158.
13
Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant les résultats de la deuxième conférence internationale de la paix réunie à La Haye en 1907 du 28 décembre 1908, dodis.ch/65055, ici pp. 121–122.
14
La Conférence du 4 décembre 1908 au 26 février 1909 à Londres s’est terminée par l’adoption de la Déclaration relative au droit de la guerre maritime. Cf. la compilation dodis.ch/C2475, ainsi que le dossier CH-BAR#E2001A#1000/45#539* (B.231-0).
15
Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre avec Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre du 29 juillet 1899, dodis.ch/1995.
16
Art. 44: «Il est interdit de forcer la population d’un territoire occupé à prendre part aux opérations militaires contre son propre pays», dodis.ch/1995, p. 380.
17
Acte final de la deuxième Conférence internationale de la paix du 18 octobre 1907, dodis.ch/65095.
18
Extrait de l’avis du Professeur Friedrich Meili Die Stellung der Schweiz zu der Haager Konvention über die Vormundschaft betreffend Minorenne de  juin 1909, CH-BAR#E2001A#1000/45#564* (B.231-3).