dodis.ch/61451
Rapport politique du Chef de la délégation suisse de la NNSC, le Major général Sandoz1

Une page de l’histoire des Neutres en Corée se tourne. Les Tchèques quittent Panmunjom: le début de la fin pour la NNSC?2

Confidentiel

Demain 10 avril 1993, le MG Jon KLOCOK et ses officiers quitteront définitivement la Corée. Après un engagement de 40 ans (moins 3 mois), la Commission des Nations neutres pour la surveillance de l’Armistice se trouve amputée d’un de ses quatre membres. Avec l’accord des deux côtés de la Commission militaire d’Armistice (MAC), elle pourra néanmoins poursuivre à trois sa modeste tâche et, ce qui est plus important pour le mécanisme de l’Accord d’Armistice (AA), maintenir sa présence à Panmunjom. En effet, d’une part la position de l’United Nations Command (UNC), Américains et Sud-Coréens les premiers, mais aussi celle des Neutres, exprimée le 8 août 1991 dans leur Memorandum de Berne,3 est que la NNSC, qui avec la MAC est l’un des piliers de l’AA, doit subsister tant que l’AA ou/et la NNSC ne seront pas remplacés, ou aussi longtemps que l’un des trois signataires de l’AA (UNC, RPDC et RPC) exigera notre présence en Corée. D’autre part, la Corée du Nord a déclaré dans son bulletin officiel KCNA du 2 mars 1992 que la NNSC pouvait sans autre poursuivre sa mission à trois.

Comment en est-on arrivé à cette situation et pourquoi?

Il est évident que les réformes survenues en Pologne et en Tchécoslovaquie ne pouvaient pas plaire à Pyongyang. Dès le début de ces changements, la Korean People’s Army (KPA) avait déjà tenté de renvoyer les délégations de ces deux pays. En 1990 puis en 1991, la reconnaissance de la Corée du Sud par les Polonais et les Tchécoslovaques aggrava encore la méfiance des Nord-Coréens à l’égard de partenaires qui, durant plus de sept lustres, avaient avec eux joué loyalement la carte de la solidarité prolétarienne et qui maintenant trahissaient le Communisme.4 Dès lors, le RPDC allait chercher par tous les moyens à déloger ses ex-collaborateurs.

Le 25.3.1991, le général RisCassi, commandant des forces US, RC et UNC, nommait le MG HWANG Won-tak en qualité de doyen de l’UNC dans la Military Armistice Commission, malgré les protestations de la KPA/CPV MAC qui n’avait pas été consultée. Pour le Nord, un Sud-Coréen ne peut pas diriger l’UNC-MAC, la RC n’ayant pas signé l’Accord d’Armistice. Le prétexte était enfin trouvé. Le 27.3.1991, la KPA décrétait le boycottage de la MAC; le 13.5.1991, elle étendait ce boycottage à la NNSC en alléguant que notre Commission n’avait pas protesté contre cette nomination. Le 3.6.1991, le Ministère des Affaires étrangères de la RPDC convoquait les ambassadeurs polonais et tchécoslovaque et leur suggérait d’envisager un retrait «honorable» de leurs délégations car la NNSC, après avoir rempli son mandat pendant des années, était maintenant inutile puisque paralysée par la faute de l’UNC-MAC.5 Au but premier (chasser ses ex-alliés) s’en ajoutait un autre: détruire la NNSC. La requête des Nord-Coréens fut à cette époque agrémentée de pressions sur les Tchécoslovaques et les Polonais de Panmunjom: restrictions concernant la présence et l’hébergement de visiteurs, épouses comprises, limitation des déplacements et même de la quantité quotidienne d’eau potable.

Vu ces circonstances, les représentants des quatre pays neutres, réunis à Berne le 8 août 1991, rédigeaient un Memorandum demandant à chaque pays partie à l’AA de ne pas entraver la NNSC.6 Pyongyang y répondit évidemment qu’elle n’était pour rien dans la détérioration des conditions de travail dans notre Commission puisque la faute (nomination du MG Hwang) en incombait à l’UNC. Cependant, dans les mois qui suivirent, la pression des Nord-Coréens se relâcha quelque peu.

Pour la RPDC, l’aubaine se présenta sous une forme inattendue: la partition de la Tchécoslovaquie. Dès que cette perspective se précisa, la KPA déclara clairement qu’elle serait contrainte de renoncer à la présence tchécoslovaque à Panmunjom. En effet, ce pays (figurant nommément dans l’AA) devant cesser d’exister, il ne pouvait être question de maintenir sa délégation. À cette époque, quelques scénarios pouvaient être envisagés. L’un, arrêté à Prague le 4.9.1992 par les représentants des quatre Neutres,7 suggérait qu’il appartenait aux Tchèques et aux Slovaques de se déterminer quant à la succession de la Tchécoslovaquie, Pyongyang n’ayant plus qu’à entériner leur décision. Connaissant la mentalité des Nord-Coréens, et prévoyant qu’ils ne reviendraient pas sur leur décision et qu’ils n’accepteraient pas d’être mis devant un fait accompli, d’aucuns auraient préféré que Russes et Chinois soient approchés pour tenter de persuader le Nord de garder les Tchèques.

Fin décembre 1992 à Prague, Slovaques et Tchèques décidaient que ces derniers reprendraient la délégation à Panmunjom en qualité d’État successeur. Ils en informèrent les parties concernées, dont les Nord-Coréens. Pour la RPDC, l’occasion était trop belle: elle fit savoir qu’en vertu du droit de choisir ses partenaires, prévu dans l’AA, elle chercherait un autre pays pour succéder à la Tchécoslovaquie, mais qu’il ne s’agirait en aucun cas de la République tchèque, car la notification de la décision prise fin 1992 à Prague était offensante: on aurait au moins pu avoir la politesse de consulter Pyongyang.8 La suite est connue: vu les nouvelles pressions exercées sur ses officiers, équivalentes à des «arrêts de rigueur» (interdiction de recevoir des visites, de se rendre à Pyongyang, à Séoul ou aux séances de la NNSC, refus de soins médicaux, etc.), la République tchèque décidait le 5.3.93 de rapatrier sa délégation au plus tard le 10 avril 1993 et, à cette occasion, de renvoyer chez eux 13 fonctionnaires de l’Ambassade de la RPDC à Prague, dont 12 diplomates. Pour faire bon poids, la RPDC retirera 13 employés locaux nord-coréens de l’ambassade tchèque à Pyongyang. Avec seulement trois tchèques (qui heureusement parlent coréen), cette représentation aura des difficultés à accomplir ses devoirs et M. Hupcej, le chargé d’affaires tchèque, envisage une fermeture dans les trois prochains mois.

Les derniers jours des officiers tchèques à Panmunjom n’ont guère été facilités par la KPA: interdiction de se rendre à Séoul pour faire leurs adieux et quelques derniers achats; refus aux généraux suédois et suisse de participer le 6 avril au dîner offert à l’ambassade tchèque à Pyongyang. En outre, nos camarades n’ont pas pu emporter la totalité de leurs effets, des moyens de transports suffisants leur ayant été refusés par la KPA. Mais comme leur a dit un officier de la KPA, cette dernière se chargera volontiers de ce qui reste au camp tchèque... Seule concession des Nord-Coréens: mes collègues polonais et suédois et moi-même avons été autorisés à participer à la cérémonie de clôture du camp tchèque et à amener les couleurs en compagnie du MG Jan KLOCOK. Nous en avons profité pour tenir une dernière séance plénière de la NNSC avec notre camarade tchèque. Invitées à assister à cette cérémonie, la KPA a délégué trois officiers, dont le Col. LI Chan-chol, chef du protocole, qui sont arrivés au camp tchèque pour le vin d’honneur, après la partie officielle. À Pyongyang, le MG Klocok n’a pas été reçu au MAE, ni au Ministère de la Défense pour une dernière visite protocolaire. Ultime vexation, les officiers tchèques ont dû transporter leur fret aérien sur 200 m, la police de Pyongyang ayant interdit l’entrée du camion dans la cour de leur ambassade.

Quelles seront à l’avenir les conséquences du départ des Tchèques pour la NNSC? Notons d’abord que la délégation chinoise (CPV), bien qu’elle n’approuve pas ce qui se passe ici, ne s’opposera pas à la politique de Pyongyang. Elle a renoncé en 1958 à sa «co-decision power» au profit de la KPA. Actuellement, les Nord-Coréens prétendent chercher un successeur qu’ils puissent «tenir en main», comme me l’a exposé le 18.2.839 le MG LI Chan-bok, Acting Senior Member KPA/CPV qui m’assure en outre que la RPDC ne souhaite pas la disparition de la NNSC. Les Chinois des CPV doutent fort que le Nord se donne beaucoup de peine pour remplacer les Tchèques. Il en est de même pour le Chargé d’Affaires tchèque en RPDC rencontré le 3 de ce mois à Panmunjom; il a questionné ses collègues à Pyongyang: aucun d’entre eux n’a été approché par le MAE dans cette affaire. En outre, M. Hupcej doute que la KPA ait renoncé à liquider la NNSC; il pense que les déclarations apaisantes de Pyongyang (entre autres celle faite le 25.3.93 par l’Ambassadeur de la RPDC au MAE à Varsovie assurant les Polonais du support de leur délégation par la KPA) servent ses intérêts immédiats mais que tôt ou tard elle reviendra à la charge. Un incident récent au cours duquel l’épouse d’un attaché de l’ambassade polonaise à Pyongyang, Madame Rogowski, aurait été nuitamment attaquée et blessée au visage dans la chambre d’un hôtel de Kaesong qu’elle occupait avec son mari et leur fille, tendrait à confirmer que les Nord-Coréens n’ont pas renoncé à intimider les Polonais. Pour l’heure, forte de l’accord de l’UNC et de la KPA/CPV, la NNSC poursuit à trois sa modeste mission dans un contexte, on le conçoit, assez frustrant malgré le support de l’UNC qui continue ses démarches et pressions pour tenter d’obtenir de Pyongyang qu’un quatrième pays membre soit rapidement trouvé. Les Polonais n’ont plus le droit de se rendre à Séoul; deux de mes officiers qui avaient prévu un voyage en Chine via la Corée du Nord se sont vu refuser ce transit alors que le passage par Pyongyang est une longue tradition.

Pour cette succession, plusieurs scénarios sont possibles.

1) S’ils trouvent un volontaire parmi leurs amis cubains, syriens, libyens ou iraniens, les Nord-Coréens pourraient ensuite chercher un prétexte pour renvoyer les Polonais. Ils auraient ainsi un, voire deux partenaires dévoués et prêts à exiger des Suédois et des Suisses la condamnation par la NNSC de l’exercice militaire combiné Team Spirit,10 de la présence de l’UNC et des troupes américaines en Corée, etc. Si l’UNC devait refuser le ou les pays proposés par la RPDC, cette dernière ne manquerait pas de rejeter sur les USA la responsabilité de la destruction de la NNSC.

2) autre possibilité: dans quelques mois et malgré leurs promesses de n’en rien faire, les Nord-Coréens chassent les Polonais sous un prétexte quelconque et constatent que, n’ayant plus de partenaire au Nord, la NNSC a cessé d’exister. Comme ce fut le cas pour les Tchèques, l’UNC mettrait alors tout en œuvre pour que les Polonais soient rapidement remplacés, mais il est douteux qu’ils réussiraient. Dans ce cas, il serait peu probable que les Nord-Coréens, pour relever les Polonais, fassent appel aux Suisses ou aux Suédois: n’étant pas de la même obédience, nous ne saurions être «neutres» aux yeux de la KPA.

3) on peut enfin imaginer que les Nord-Coréens ne sont pas intéressés ou pas en mesure de trouver un successeur, mais qu’ils veulent néanmoins conserver notre Commission. Dans ce cas, la NNSC resterait composée de trois membres, un au Nord et deux au Sud, bien que l’AA prévoit qu’il en faut quatre et que la Commission ne peut prendre des décisions que si un nombre égal de membres votent de chaque côté. Dans ce cas, la NNSC resterait otage de l’AA.

En 1953, l’Armistice avait pu être signé grâce à la présence des Neutres.11 Grâce à eux, l’arrêt des combats laissait entrevoir les prémices d’une ère nouvelle. En 1954–56, les tensions et manifestations, voire les attentats contre les Neutres, puis la révocation des équipes mixtes d’inspection avaient signifié «la fin du commencement» pour la NNSC.12 En 1993, le départ des Tchèques pourrait bien être «le début de la fin» de notre Commission. Reste à savoir quand surviendra cette fin et ceci, nul n’est en mesure de le prédire.

1
CH-BAR#E2010A#2001/161#800* (A.21.31). Ce rapport politique No 2 est rédigé et signé par le Chef de la délégation suisse de la NNSC, le Major général Bernard Sandoz.
2
Cf. la compilation thématique Commission de surveillance des nations neutres pour l’armistice en Corée (NNSC), dodis.ch/T2067.
3
Cf. le mémorandum des quatre délégations de la NNSC du 8 août 1991 dans l’annexe de la circulaire de la Division politique II du DFAE, dodis.ch/65610.
4
Sur ces développements, cf. la notice de l’Ambassadeur de Suisse à Varsovie, Richard Gaechter, aux Divisions politiques I et II du 7 mai 1990, dodis.ch/63336, ainsi que le rapport politique No 7 de l’Ambassadeur de Suisse à Séoul, Walter Fetscherin, du 12 mai 1992, dodis.ch/61458.
5
À propos de ces développements au cours du premier semestre de 1991, cf. dodis.ch/60484.
6
Cf. la note 3.
7
Cf. la notice de la Division politique II du 16 septembre 1992, dodis.ch/61326.
8
Cf. les télex No 5055 et No 5074 du Chef de la Division politique II, l’Ambassadeur Pierre-Yves Simonin, du 28 janvier et du 3 février 1993, dodis.ch/66228 et dodis.ch/66229.
9
Il s’agit certainement de l’entretien du 1er février 1993, cf. dodis.ch/66230.
10
Le DMF envoie l’attaché militaire suisse à Tokyo, le Colonel Walter Ritzmann, et le délégué de l’État-major général, le Colonel Jürg Doelker, en tant qu’observateurs aux manœuvres «Team Spirit 1993» qui se sont déroulées du 9 au 18 mars 1993. La NNSC décide à l’unanimité de ne pas envoyer d’observateurs. Par note du 19 mars 1993, l’Ambassade de Corée du Nord à Berne remercie explicitement le DFAE d’avoir décliné l’invitation. Cf. le dossier CH-BAR#E2010A#2001/161#2786* (B.73.0.1).
11
Sur la signature de l’accord d’armistice à Panmunjom le 27 juillet 1953, cf. dodis.ch/66149.
12
Sur la suppression des équipes d’inspection neutres, cf. notamment dodis.ch/66140 et dodis.ch/66004.